CHAPITRE V

 

CYCLE DES POETES LYRIQUES

 

 

 

            I - Les parnassiens y compris SULLY PRUDHOMME étaient des "Indifférents" au point de vue liturgique.

            II - TH. GAUTIER en s'inspirant de la fête de Noël fait dans ses vers de la peinture et de la sculpture transposées en paroles.

            III - Les conceptions liturgiques de LECONTE DE LISLE sont enduites d'un vernis romantique.

            IV - Le titre liturgique de certains de ses poèmes (Dies irae) est souvent en pleine contradiction avec le texte sacré.

            V - Le verset Solvet saeclum de la séquence Dies irae lui fournit un motif capital pour une fresque grandiose.

            VI - L'influence de la Liturgie sur le style de LECONTE DE LISLE.

            VII - Nous nous heurtons dans l'oeuvre de SULLY PRUDHOMME aux mêmes conceptions liturgiques qui donnaient un cachet spécial aux poètes de l'école romantique.

            VIII - La Liturgie lui sert d'instrument poétique pour mettre en relief une idée philosophique. La vision de la “cathédrale en feu”.

            IX - Il est sorti à plusieurs égards du cercle rétréci de l'école parnassienne.

            X - Encore quelques poètes lyriques.

 

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            I - Il paraît, semble-t-il, impliquer une contradiction absolue de désigner des poètes lyriques du surnom d'"Indifférents"; le propre de la poésie lyrique étant d'exprimer des sentiments personnels. Pourtant, nous ne pouvons pas nous défendre d'apporter quelques témoignages des représentants les plus notables de l'Ecole parnassienne, car c'est d'eux avant tout qu'il s'agit ici, puisqu'ils s'efforçaient par une prévention d'école de cacher leurs propres sentiments. Nous y ajoutons l'analyse de l'oeuvre de SULLY PRUDHOMME qui, quoique tributaire des Parnassiens sur bien des points, ne se laisse pas ajuster si facilement au moule ordinaire de cette école.

 

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            II - Il serait trop hardi de vouloir étudier l'oeuvre immense du parnassien THEOPHILE GAUTIER tout entière. Le recueil Emaux et Camées (1852) où les pièces ayant trait à la Liturgie sont très rares, constitue pourtant un exemple assez marquant de la manière impassible avec laquelle les parnassiens traitaient tous les sujets dont ils s'étaient emparés. L'office de Noël fournit à ce poète l'occasion de faire montre de son talent de peintre ou de ciseleur.

 

"Le ciel est noir, la terre est blanche,

-Cloches, carillonnez gaiement! -

Jésus est né; la Vierge penche

Sur lui son visage charmant.

 

Pas de courtines festonnées,

Pour préserver l'enfant du froid,

Rien que les toiles d'araignées

Qui pendent des poutres du toit.

 

Il tremble sur la paille fraîche,

Ce cher petit enfant Jésus,

Et pour l'échauffer dans sa crèche,

L'âne et le boeuf soufflent dessus.

 

La neige au chaume coud ses franges,

Mais sur le toit s'ouvre le ciel

Et tout en blanc, le choeur des anges,

Chante aux bergers : "Noël, Noël."

                                                           (Noël)

            Ce petit poème est composé avec une précision et un fini parfaits, mais aucune échappée ne s'ouvre sur la vie intérieure de son auteur. C'est de la peinture et de la sculpture transposée.

 

            III - LECONTE DE LISLE qui voulait être aussi impassible que l'était l'auteur des Emaux et Camées n'a pas pu, cependant, entièrement cacher ses vues et ses sentiments personnels :

 

"Or, en ce temps, voici que, par un ciel fort noir

Qui verse le silence à la maison sacrée

L'Abbesse Alix préside à l'Office du soir...

 

Lampes, cierges et flambeaux, jettent leurs feux tremblants

Sur les murs, où d'après les moeurs orientales,

Les Martyrs, sur fond d’or, s'alignent tout sanglants.

 

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Pour l'Abbesse et ses soeurs assises dans leurs stalles,

Elles déroulent un murmure lent et doux

Que le signe de Croix coupe par intervalles

 

Puis, toutes à la fois se courbent à genoux,

Sur le pavé luisant que les lueurs bénies

Du sanctuaire au seuil, rayent de reflets roux.

 

Elles chantent en choeur les saintes litanies

A la Dame du ciel debout sur le Croissant

De la lune, au plus haut des voûtes infinies.

                                   (Poèmes tragiques, 1884, p.130)

 

            La description de cet office du soir (Vêpres de l'Assomption), entremêlée d'une réminiscence apocalyptique ("A la Dame... De la lune") exhale pourtant malgré son apparence objective cette odeur mystérieuse et quelque peu horrible dont les écrivains romantiques ont entouré certains offices liturgiques (69). On n' a qu'à comparer ce passage aux poèmes de LE CARDONNEL pour bien nous rendre compte de ce frottis romantique appliqué sur les conceptions liturgiques de LECONTE DE LISLE.

 

            IV - Les motifs liturgiques ne sont pas fort nombreux dans l'oeuvre de ce chef d'école. En dehors d'une Passion (1858)(70) qui nous rappelle le Chemin de la Croix de P. CLAUDEL et d'une paraphrase du Credo (Derniers Poèmes, p. 211), certains poèmes portent des vitres liturgiques. Son Dies irae est un chant d'incertitude et de désespoir.

 

"Mais si rien ne répond dans l'immense étendue

Que le stérile écho de l'éternel désir,

Adieu, déserts, où l'âme ouvre une aile éperdue!

Adieu, songe sublime, impossible à saisir.

 

Et toi, divine Mort, où tout rentre et s'efface

Accueille tes enfants dans ton sein étoilé;

Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace,

Et rends-nous le repos que la vie a troublé.

                        (Poèmes antiques, 1853, p.309-311)

 

            Le seul lien qui unit la sequénce du franciscain THOMAS DE CELANO aux vers que nous venons de citer, c'est l'idée de la mort. Tandis que le poète médiéval avait fermement cru à une résurrection des morts, l'écrivain parnassien espérait que la mort lui apportât une espèce de nirvâna où il trouvât un repos agréable.

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            V - Le poème intitulé Solvet Saeclum (Poèmes barbares, 1859, p.361-362) n'est pas le moins du monde le démenti des vers que nous venons de transcrire. LE CONTE DE LISLE ayant trouvé dans la séquence Dies irae l'inspiration pour une peinture à fresque grandiose et magnifique, s'est emparé d'une partie du sujet sacré (en omettant le moment purement humain) et il l'a développé en maître consommé:

 

"Blasphèmes furieux qui roulez par les vents,

Cris d'épouvante, cris de haine, cris de rage,

Effroyables clameurs de l'éternel naufrage,

Tourments, crimes, remords, sanglots désespérés,

Esprit et chair de l'homme, un jour vous vous tairez,

Tout se taira, dieux, rois, forçats et foules viles,

Le rauque grondement des bagnes et des villes,

Les bêtes des forêts, des monts et de la mer,

Ce qui vole, bondit et rampe en cet enfer,

Tout ce qui tremble et fuit, tout ce qui tue et mange,

Depuis le ver de terre écrasé dans la fange

Jusqu'à la foudre errant dans l'épaisseur des nuits.

D'un seul coup la nature interrompra ses bruits

Et ce ne sera point, sous les cieux magnifiques,

Le bonheur reconquis des paradis antiques,

Ni l'entretien d'Adam et d'Eve sur les fleurs,

Ni le divin sommeil après tant de douleurs.

Ce sera quand le Globe et tout ce qui l'habite,

Bloc stérile arraché de son immense orbite

Stupide, aveugle, plein d'un dernier hurlement

Plus lourd, plus éperdu de moment en moment,

Contre quelque univers immobile en sa force

Défoncera sa vieille et misérable écorce

Et laissant ruisseler, par mille trous béants,

La flamme intérieure avec ses océans,

Ira fertiliser de ses restes immondes

Les sillons de l'espace où fertilisent les mondes".

 

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            Cette peinture grandiose et éloquente où l'idée du Nirvâna bouddhiste n'est pas si transparente que dans ses autres poèmes, nous charme par la force de son expression et par sa facture magnifique, mais cette pièce ne possède pas cette qualité humaine que nous découvrons dans certains passages de l'Eve de PEGUY qui pour leur part font sur le lecteur une impression d'un effet plus durable (a)

 

            VI - Les influences de la Liturgie sur le style de LECONTE DE LISLE se rencontrent parfois dans ses nombreux poèmes:

 

"Il voit la terre libre, et les verdeurs sauvages,

Flotter comme un encens sur les fleuves sacrés.

Et la foi confiante et la candeur divine

Veillaient au sanctuaire où rayonnait l'amour."

                                               (Poèmes antiques, p.310).

            Ou encore :

"Où le vieil orient, baigné par ton oeuvre,

Comme ses rois anciens au berceau de ton Dieu,

Faisait fumer l'encens à tes pieds qu'il adore"

                                               (Poèmes barbares, p.254).

 

            Nous passons sous silence le reste des allusions liturgiques que l'on trouve de temps à autre dans l’oeuvre de LECONTE DE LISLE.(71) En résumé, ses conceptions liturgiques étaient entourées d'un certain vernis romantique. Aussi avait-il développé dans une sorte de vision grandiose un verset de la séquence Dies irae pourtant sans accommoder ses idées philosophiques à la conception chrétienne de la vie.

 

            VII - SULLY PRUDHOMME, lui aussi, issu de l'école parnassienne rejette cette impassibilité dont se piquent GAUTIER et LECONTE DE LISLE. Au travers la plupart de ses poèmes, l'empreinte mélancolique et sceptique de son âme se fait jour. Son inspiration religieuse ressemble par conséquent dans un degré frappant à celle des poètes romantiques :

 

"J'ai vu tels que des morts réveillés par le glas,

les moines lampes en mains se ranger en silence,

Puis pousser, comme un vol de corbeaux qui s'élancent

Leurs noirs miserere qui plaisent au coeur las.

 

L'avant-goût du sépulcre a réjoui mes os.

Mais adieu! Le soldat court où le canon gronde

Le retourne où j'entends la bataille du monde

Sans piété de mon coeur affamé de repos."

                        (Solitude, 1869; Grande Chartreuse, p.169)

 

(a) V.Laurec, Le renouveau catholique dans les Lettres. p.121-123.

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            C'était HUGO et BARBEY D'AUREVILLY qui ne remarquaient dans les offices du culte que ce qu'il y a de lugubre et d'horrible. SULLY PRUDHOMME quoique désaltérant son inspiration poétique à d'autres sources qui n'étaient pas celles où avaient abondamment puisé les écrivains romantiques, a gardé pourtant intactes leurs conceptions liturgiques. Son scepticisme en matière philosophique uni à l'ignorance évidente des textes sacrés explique de lui-même ce fait inattendu. (72)

 

            VIII - SULLY PRUDHOMME se servit en outre de motifs liturgiques quand il voulait mettre en relief une idée philosophique qui lui tenait à coeur. La Liturgie devint donc chez lui comme elle l'était chez HUGO ou chez LAMARTINE, un simple instrument poétique propre à rehausser la valeur littéraire d'un poème:

 

"Comme on voit, à Noël une cathédrale,

Surgir illuminée en pleine nuit d'hiver;

La crypte secouant sa torpeur sépulcrale,

Réveiller les rougeurs de ses lampes de fer;

 

Puis, plus haut, dans la nef où déjà l'encens fume,

Les ténèbres autour des piliers tressaillir,

Et les feux qu'un tison de lustre en lustre allume,

Au bout des cierges peindre et tour à tour jaillir.

 

Puis par degrés montant et croisant, la lumière

Gravir le maître autel sur les grands chandeliers

Qui, de plus en plus beaux d'ouvrage et de matière,

Vers la coupole d'or s'étagent par milliers.

 

Ainsi tout l'univers, temple aux arches énormes,

Par degrés s'illumine en son antique nuit,

Et ses porte-flambeaux sont les vivantes formes

Où la Pensée attend, couve, palpite et luit."

                        (Poésies 1879-1888; Prisme, Majora canamus II,p.68-69) (a)

 

            Ce poème nous prouve en outre que SULLY PRUDHOMME serait devenu probablement un poète liturgique si ses conceptions philosophiques avaient été moins imbues de cette doctrine du scepticisme et du scientisme qui avait empêché son talent poétique de se développer à son aise. L'évocation de la "cathédrale illuminée en pleine nuit d'hiver" est en effet une des plus belles visions que nous rencontrions dans les oeuvres des poètes lyriques du XIXème siècle.

 

(a) V.L. Lamartine, IV.

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            Cette vision liturgique est en vérité comparable à celle que nous avons admiré avec satisfaction dans certains poèmes de P. VERLAINE et dans la Paix du Septième Jour de M. BAUMANN.

 

            IX - Cet éminent poète lyrique était donc susceptible par nature même de goûter les beautés liturgiques; s'il n'en a pas usé davantage, il faut l'attribuer à sa passion d'analyser et de disséquer ses propres sentiments et enfin à sa doctrine philosophique qui ne lui rendait pas accessibles toutes les sources poétiques. Tandis que les Parnassiens s'efforçaient de garder une stricte impassibilité même en s'inspirant des textes liturgiques (73), SULLY PRUDHOMME s'est libéré de ces entraves qui empêchaient tout libre essor poétique. Il a réinstallé la poésie lyrique à la fois dans ses droits naturels et montré tout spontanément et en vrai Français quel bien-fond de poésie les cérémonies religieuses gardent pour celui qui en désire pénétrer le sens. (a)

            X - On pourrait ajouter à ces trois poètes là encore une liste interminable d'autres écrivains qui se sont inspirés de sujets liturgiques. Qu'ils soient des vérsificateurs habiles tels que le sonnettiste lyonnais JOSEPHIN SOULARY (1815-1891) (b) ou des socialistes révolutionnaires tel que H.STUART MERILL (c) et beaucoup d'autres (74), tous ensemble ils n'ont pu renier leur origine française; on trouve dans leur vers presque toujours quelques endroits qui trahissent l'influence liturgique.

 

(a) Le poème "Sursum corda" (Poésies, 1872-1878, p.140) ne possède que le titre liturgique. Comp. avec Solvet Saeclum de LECONTE DE LISLE où cet écrivain s'est inspiré du texte sacré lui même.

(b)V. Les deux Cortèges, Walch I/p.35

(c) V. Chanson de Pâques dans les quatre saisons; 1900 (ibid., II, p.45)