CHAPITRE XII

 

MAURICE BARRES

 

            I - MAURICE BARRES quoiqu'il ne professe pas le catholicisme n'a pas pu se soustraire au courant liturgique de son temps.

            II - Il est parvenu à l'estime de la Liturgie par l'intermédiaire du nationalisme.

            III - Les prêtres qu'il met en scène sont formés par la Liturgie.

            IV - Ils coordonnent leur vie intérieure aux prières de l'Eglise.

            V - Aussi les considèrent-ils comme une réalité importante avec laquelle ils viennent aux prises de temps à autre (Office monastique!).

            VI - La Liturgie est selon lui un patrimoine national d'une valeur inappréciable.

            VII - Elle explique le symbolisme des pierres des églises parsemées sur le sol français et donne ensuite des explications sur le contenu du catholicisme.

            VIII - L'hymne Coelestis urbs Jerusalem contre BRIAND.

            IX - Conclusion.

 

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            I - Nous avons placé l'oeuvre de BARRES tout près de celle de HUYSMANS avec le dessein déterminé de montrer la force impétueuse du courant liturgique qui a envahi même les écrivains dont les croyances religieuses ne se conforment pas à celles de l'auteur d'En Route.

 

            II - MAURICE BARRES qui est à l'heure actuelle le représentant le plus en vue du nationalisme français est parvenu à l'estime de la Liturgie par la voie de l'amour de la Patrie. Il s'est aperçu en étudiant l'histoire des forces spirituelles qui ont agi sur l'histoire de son pays que la Liturgie y jouait un grand rôle. Comme son oeuvre littéraire est extrêmement vaste, nous étions tenu, par la force des choses, de choisir deux livres qui représentent d'une manière évidente les diverses faces de sa conception liturgique. Tandis qu'il

 

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 nous a mis sous les yeux dans La Colline inspirée (1913) un centre régional de la vie liturgique française en nous montrant simultanement le rôle important qu'elle a joué dans la vie française, il s'était servi de sa valeur apologétique dans son livre La Grande Pitié des Eglises de France (1914).

 

            III - Il était naturel que BARRES traitât de la Liturgie dans sa Colline inspirée. Comme il y met en scène plusieurs prêtres dont la vie intérieure doit être formée par la Liturgie, il aurait commis une faute impardonnable s'il eût laissé de côté ce moment de leur formation. Mais une autre question s'impose à nous: Est-ce que l'éminent écrivain a bien résolu cette difficulté? Nous pouvons  être assez contents de son procédé, étant donné qu'il lui manque l'expérience d'une vie intérieure façonnée par la Liturgie.

 

            IV - Comme il est en contact continuel avec les écrivains catholiques et qu'il estime profondément le Catholicisme qui est d'après lui "la cité ordonnée des âmes" (Colline inspirée, p.423), les héros de ses romans coordonnent leurs pensées et leurs sentiments à ceux de la prière officielle de cette "cité".

            Le Lundi Saint, le héros principal de ce roman souffrit persécution et il répète "à haute voix dans les couloirs déserts le texte d'Isaïe que l'Eglise a mis dans l'épître de ce jour:  Stemus simul... Allons ensemble devant le juge. Le Seigneur Dieu est son secours. Qui osera me condamner ? "(p.234-235).

            "Le Jeudi Saint, au milieu, Léopold faisait sa méditation et se pénétrait de la tristesse de ce jour sur lequel la Liturgie répand la teinte sombre de funérailles "(p.236).

            Quand la catastrophe finale se préparait dans sa vie, nous éprouvons la sensation frappante qu'il existe des ressemblance entre le thème de la Liturgie du jour et les faits de la vie présente:

            "Tous les coqs de la colline chantaient quand Léopold apprit ce renversement de Saint-Pierre... Le jour terrible était arrivé; le jour de ténèbres, le jour de la descente au tombeau. Encore quelques minutes et il faudrait quitter le courant pour toujours" (p.240).

            Aussi BARRES a-t-il su tirer des effets politiques après avoir coordonné la vie réelle aux faits exprimés par la Liturgie:

            "C'était justement l'heure où Notre Seigneur expire, et le petit cercle descendit dans le tombeau de Saxon quelques minutes après trois heures" (p.243).

            P.CLAUDEL usera dans L'Annonce faite à Marie du même procédé en montrant que pour le chrétien chaque instant dans la suite des temps possède sa signification mystique: il reflète comme dans un miroir un épisode déterminé de l'économie du salut.

 

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            V - La vie intérieure des prêtres est donc formée par la prière liturgique.(36) Qu'ils soient fidèles à Rome, hérésiarques ou révolutionnaires, il leur est impossible de se soustraire à ce courant de poésie et de beauté qui pénètre souvent d'une charité brûlante l'âme de  quiconque en a subi une fois l'influence (37). Les prêtres que nous rencontrons dans La Colline inspirée considèrent la Liturgie comme une réalité spirituelle avec laquelle il faut compter au moins autant qu'avec les forces d'ordre matériel. C'est ainsi que Léopold, le prêtre révolutionnaire, avant de se résoudre à rompre avec l'autorité hiérarchique, avait eu à surmonter les flots de conseils salutaires qui sortaient d'un Office monastique semblable à celui que nous avons analysé en parlant du Désespéré de LEON BLOY.

            "Les voix graves s'élèvent dans la nuit glaciale, sans qu'aucun orgue les soutienne. Le plain-chant loue, gémit, supplie. A l'heure où les ténèbres couvrent le monde, ces religieux veillent et prient pour réparer les crimes et tous les désordres nocturnes...

            Durant trois heures, nul mouvement ne troublera le cours majestueux de leurs intercessions, nul mouvement sinon parfois toutes les lanternes qui s'éteignent ou se cachent, et la petite lampe du sanctuaire jetant seule ses vacillantes clartés dans le choeur où l'on distingue les fantômes blanchâtres. Grand drame immobile et par là d'autant plus émouvant, grand drame tout gonflé de volontés et de rêves d'une qualité héroïque.

            Il nous ramène sur nous-mêmes, nous convainc de mépriser toutes les puissances du dehors et de chercher le triomphe dans notre monde intérieur. Il célèbre en images violentes l'empire de la volonté sur toutes les forces qui assiègent la conscience des meilleurs. En même temps, il nous soumet à un ordre, nous dispense de chercher notre voie et nous introduit dans l'harmonie divine, comme chacune de ces notes se place dans ce concert à la louange de l’Eternel”(p.60-61).

            Le prêtre révolutionnaire qui assiste à cette cérémonie “ne laisse rien échapper de ce profond tableau, de ces couleurs de nuit et de feu. Cette psalmodie vient le chercher jusque sur les bords du désespoir et le ramène au combat. Ces proses dans ces ténèbres accourent le frapper et le soulever comme des vagues. Mais si elles l'excitent, elles ne le disciplinent pas. Il demeure fermé à ce qu'il y a de meilleur dans l'office surnaturel qui s'accomplit là (dans cet office nocturne des chartreux!) sous ses yeux et qui tendent à faire régner un ordre souverain sur les parties les plus indomptées de l'âme. Pas plus que la paix de Boiserville n'a refroidi son coeur, cette grande image de discipline monastique ne l'invite à baisser la tête. C'est le contraire qui arrive. Et sur cette imagination trop frémissante, cette incomparable mise en oeuvre de tout ce qui peut agir sur l'âme religieuse n'a pour effet que d'éveiller en lui sa nature humaine la plus profonde, l'homme de désir qu'il a toujours été." (p.62)

            De tout ce que nous venons de dire, nous voyons clairement que MAURICE BARRES nous entretient dans La Colline Inspirée d'une époque

 

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récente dans l'histoire française marquée par des troubles à l'intérieur de l'Eglise de France. Les descriptions des cérémonies liturgiques célébrées par des prêtres révolutionnaires rangent ce livre à côté de L'Ensorcelée, de La Bas et du Démon de midi. Nous parlerons de cette espèce de parodie de la Liturgie romaine à l'occasion de presentation du Démon de Midi de PAUL BOURGET.

 

            VI - Nous n'avons cependant pas relevé toute la signification intime de la conception liturgique de BARRES. Les passages suivants extraits de la Colline Inspirée sauraient nous découvrir mieux que tout autre commentaire cette autre face de son livre :

            "Jadis il eut voulu" (le prêtre excommunié) "des cérémonies et des formules qui fussent propres au pèlerinage, qui vinssent réveiller dans le coeur romain les traditions des grands jours historiques de Sion" (p.340).

            "Aux jours de fêtes, de belles cérémonies, des prédications émouvantes, des chants et de la musique attiraient de toutes parts les fidèles éblouis autant qu'édifiés" (p.40-41;V.e. p.409). (a)

            La Liturgie considérée comme un patrimoine national d'une valeur inappréciable c'est cette face de la prière officielle qui lui en impose davantage.

 

            VII - M.BARES s'exprime à ce sujet plus clairement dans son apologie La Grande Pitié des Eglises de France (1914). Les chants liturgiques expriment l'histoire de cette angoisse-là (la crainte devant la mort)"... l'histoire du divin à travers l'humanité. Quel insensé croirait pouvoir écarter cette supplication venue du fond des âges et qui trouve sa voix, à chaque heure du jour, dans la Liturgie de mon village." (p.194)

            Si elle est si étroitement liée à l'âme même du peuple français, il serait téméraire de vouloir anéantir les milliers d'églises qui sont les creusets naturels où se sont concentré à travers les siècles toutes les forces obscures mais vieilles de l'âme française. Vouloir supprimer ces sanctuaires, c'est vouloir assassiner l'âme de la France elle-même.

            BRIAND qui a entrepris cette oeuvre dénuée de toute sagesse de l'avis de M. BARRES de raser les églises catholiques du sol de la France, aurait dû se renseigner d'abord sur ce que signifient les pierres de l'église, fût-elle perdue dans le plus humble village. Il aurait dû demander des explications à la Liturgie. Et nous voyons ici le nationaliste liturgisant qu'est M. BARRES: se servir de la Liturgie pour défendre l'âme nationale de la France.

            C'est le même procédé dont nous ferons connaissance en parlant des écrivains dits “apologistes” et tout particulièrement en étudiant LOUIS VEUILLOT à qui la Messe de la fête de Saint-Pierre et Saint-Paul fournira le commentaire le plus juste de la politique gouvernementale des papes à travers les siècles.

 

(a) V.e. Colline inspirée (p. 189-260; 310; 370; 371)

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            VIII - Les milliers d'églises françaises, qui sont pour la plupart des chefs d'oeuvre d'art, et qui périssaient alors par suite des lois de la Séparation, incorporaient l'âme même de la France. L'hymne magnifique Urbs Jerusalem beata qui date du VIIème siècle pourrait donner à M.BRIAND les meilleurs renseignements sur la signification métaphysique de l'édifice de l'église. Elle lui prouverait de même que tous ses efforts pour ruiner le catholicisme doivent nécesseraiment échouer. C’est l’argumentation de M.BARRES. Elle est tellement claire et simple que nous ne pouvons pas nous défendre de la citer en entier:

            "Je ne suis pas plus grand clerc que lui (M.BRIAND), mais j'ai pris la peine de me renseigner... Voilà posée dès la première strophe de cette hymne l'idée profonde de l'Eglise: il existe une triple analogie entre les pierres de l'édifice, les bienheureux de la Jérusalem céleste et les fidèles qui militent ici-bas. Et d'un bout à l'autre de l'hymne, le thème va se développer sur cette puissante confusion voulue, sans que l'on sache jamais de quel édifice il s'agit, du tangible ou du mystique. Cette construction de pierres est en même temps une construction spirituelle, l'assemblée des croyants et l'épouse du Christ... Comment peut-on pénétrer dans cette maison, dans cette société, dans cette Jérusalem céleste ? La strophe troisième va nous le dire. Ils ont leur entrée de droit, tous ceux qui souffrent au nom du Christ ...Ces souffrances, qui ouvrent l'accès de l'Eglise ont aussi présidé à sa construction. C'est à coups de marteau qu'un ouvrier façonne, appareille les pierres; et c'est encore sous le marteau que le divin ouvrier façonne, appareille les âmes. Les pierres et les âmes se perfectionnent sous la douleur et c'est elle qui leur donne un rang dans la hiérarchie de l'édifice... ”

            “Et l'ouvrier constructeur de cette église, le Christ, y a été placé par son père : il demeure dans les fondations de l'édifice, il forme la pierre angulaire, il relie le double mur. C'est par leur foi dans le Christ que les fidèles sont une société et communient avec les morts...”

            “Après avoir lu ce vieux poème, toujours vivant, répété chaque année depuis quatorze siècles dans toutes les églises de France qui s'y reconnaissent, il (M.BRIAND) "saurait de science certaine ce que l'édifice religieux représente dans la doctrine catholique; des âmes cimentées par une même croyance, la communion des vivants et des morts, (une idée chère à M.BARRES!), une haute demeure construite pour proclamer, affirmer et maintenir la foi, bref un credo tout de force et d'élan au centre et au-dessus de nos villes...”

            “En vérité, il serait important que M.BRIAND connût ce que nous chantent avec l'autorité des siècles les vieilles strophes latines, et qu'il se mît bien dans la tête que pour le croyant, la vraie église est moins bâtie de pierres brutes que de pierres vivantes. Construitur in coelis, vivis ex lapidibus ”(p.54-55).

 

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            IX - En résumé, nous avons découvert les quatre aspects sous lesquels M.BARRES a apprécié et aimé la LITURGIE. Elle est tout d'abord partie intégrante de la vie intérieure du prêtre français et elle constitue ensuite l'écho toujours vivant des âmes françaises qui ont peuplé jadis le pays de France. En dehors de ce lien qu'elle forme entre les vivants et les morts, et sans considérer qu'elle crée d'une Nation un organisme quasi éternel, elle prouve même par ses contrefaçons que le Français doit donner une forme extérieure et visible aux formes inconnues qui sourdent dans les replis les plus cachés de son âme. Enfin, comme la doctrine catholique a fourni à la France pendant tant de siècles des lois inébranlables d'un ordre moral d'une valeur universelle, la Liturgie peut servir d'apologie à cette même religion. Les connaissances liturgiques de M.BARRES qui ne sont pas extrêmement vastes (a) montrent cependant que l'élite intellectuelle de la France contemporaine s'enthousiasme pour les mêmes formes de beauté qui ont éduqué les populations médiévales et qui ont fait les délices des grands écrivains français du XVIIème siècle. L'intérêt que M.BARRES témoigne pour la Liturgie prouve d'une manière impérieuse que les liens traditionnels brisés par tant d'épreuves au cours des deux siècles précédents commencent à se resserrer de plus en plus. La littérature française continuera à être cet ensemble organique et harmonieux qui n'a jamais cessé de charmer l'univers lettré. (38)

 

(a) La description de l'Office nocturne nous en fournit la preuve. M.BARRES en donne l'impression d'ensemble parce qu'il ne connaît pas le texte de cette cérémonie et son sujet déterminé par le moment de l'année liturgique.