CHAPITRE XIII

 

PAUL BOURGET

 

 

            I - Il prend intérêt à la Liturgie, parce que l'étude des lois qui régissent la société l'y  pousse.

            II - Il s'est aperçu qua la Liturgie transforme les âmes. Aussi fixe-t-il dans Le Démon de Midi les divers courants des Liturgies antiromaines.

            III - Caractéristique des romans Le Divorce et Le Démon de Midi.

            IV - Les enfants subissent son empire, les gens âgés y puisent une doctrine de vie.

            V - La vie liturgique de Savignan, héros principal du roman Le Démon de Midi.

            VI - L'office de la Toussaint et l'Agnus de la Messe lui révèlent les lois de la substitution mystique.

            VII - Les aspirations liturgiques des "Modernistes" avec une description de leur Messe.

            VIII - Le roman Le Démon de Midi est le commentaire littéraire d'un verset du psaume 90.
            IX - Conclusion.

 

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            I - M. BARRES est parvenu à l'amour de la Liturgie parce qu'elle s'accorde si merveilleusement à ses aspirations nationales. Comme l'étude des problèmes sociaux qui agitent la société contemporaine est la marque saillante qui caractérise le génie de P. BOURGET, il paraît naturel qu'il ait porté intérêt à la prière officielle de l'Eglise, pour la bonne raison qu'il s'était aperçu de sa valeur sociale.

 

            II - En effet, cet illustre écrivain, en disséquant minutieusement la vie intérieure de ses héros, s'est aperçu du fait que la Liturgie transformait les âmes qui en subissaient l'influence et qu'elle renfermait au surplus une ferme doctrine, dont la véracité est étayée par les acquisitions les plus récentes de la psychologie sociale.

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            En dehors de ces deux faces de la conception liturgique de PAUL BOURGET, il faut encore relever qu'il s'est occupé des divers courants liturgiques qui agitaient la France encore à une époque récente. Les parodies de messes catholiques qu'il met sous nos yeux dans Le Démon de Midi rattachent son oeuvre à celle de M. BARRES qui a accordé au même sujet une place assez large. La seule chose par laquelle se distinguent ces deux écrivains dans leurs descriptions des messes parodiées n'est que dans le sujet qu'ils traitent. Il s'agit chez M. BARRES d'un prêtre révolutionnaire dans l'âme duquel sourdent les forces inconnues des générations passées, tandis que P. BOURGET met en scène un représentant de ce courant moderniste qui a fait date dans la civilisation moderne.

 

            III - Aussi nous-est-il possible d'analyser sous l'angle liturgique l'oeuvre toute entière de PAUL BOURGET. Il nous a paru bon de nous contenter de l'analyse de deux de ces romans qui pourront servir d'exemple typique à toutes les faces de sa conception liturgique. Le Divorce (1904) peut servir comme document historique à ceux qui voudraient savoir dans quelle mesure la prière liturgique a été connue en France dans les milieux de la haute bourgeoisie dans les premières années qui ont suivies la promulgation de la loi sur le divorce. Le Démon de Midi fixe au contraire les aspirations liturgiques des "modernistes".

 

            IV - Regardons de plus près Le Divorce.  Nous y voyons la Liturgie jouer un rôle assez considérable dans la vie de chaque Français déjà dans sa plus tendre enfance. Les prières qui doivent être récitées par les enfants ou bien la préparation à la première Communion sont des faits de leur vie d'une importance capitale:

            "Quand la petite Jeanne, agenouillée au pied de son lit, dans sa longue chemise blanche, avait prononcé les mots de l'oraison:

            "Visitez, nous vous en supplions, mon Dieu, cette demeure, Quaesumus, Domine, habitationem nostram."

            "Il ne peut pas la visiter"; avait gémi tout bas la mère" (p.126).

            Nous trouvons même dans Le Disciple une réminiscence liturgique qui est un document de plus du rôle important que la Liturgie joue dans la vie des enfants français:

            "Durant les offices, d'invisibles bouches chantaient derrière les grilles, des cantiques qui remuaient étrangement son imagination d'enfant. Ils me semblaient venir de si loin, comme d'un abîme ou d'un tombeau." (2-1 Mes Hérédités; il s'y agit de l'office d'un dimanche dans l'église des capucins à Clermont).

            Après avoir grandi, tout croyant possède son paroissien et il y puise une doctrine ferme pour sa vie. Les situations de sa vie particulière s'adaptent souvent à des passages qu'évoque la Liturgie, elle le console et lui fait porter avec résignation le fardeau écrasant de sa vie pénible:

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            "Elle avait l'habitude, familière aux personnes qui sont restées longtemps sans assister aux offices, de chercher surtout, dans son livre de messe, les Epîtres et les Evangiles. Elle lisait d'abord ceux du jour, puis ceux des jours précédents et les suivants. Ce dimanche étant le quatrième du carême, elle lut d'abord le morceau: ‘Mes frères, il est écrit qu'Abraham eut deux fils...’  puis : ‘En ce temps-là, Jésus passa de l'autre côté de la mer de Galilée...’ et , feuilletant à la suite, ses yeux tombèrent sur l'Evangile du jeudi suivant qui raconte la résurrection du fils de la veuve de Naïm : ‘Et Jésus le rendit à sa mère...’ lui parut si exactement s'adapter à sa situation qu'elle en frémit comme d'une promesse." (p.165).

 

            V - Savignan, le héros principal du roman Le Démon de Midi subit aussi l'influence de la Liturgie. Il est vrai qu'il ne la connaît pas si bien que les prêtres de la Colline inspirée ou bien les héros des romans de LEON BLOY. Cependant, malgré sa médiocrité en ce qui concerne ses connaissances liturgiques, il y pense à plusieurs reprises et s'en souvient dans les moments les plus critiques de sa vie agitée. Dirigeant toutes ses aspirations vers l'adultère, ce savant catholique "avait commencé à suivre l'office dans ce livre" (il s'agit d'un paroissien)."...Oui, il lisait dans ce livre l'office du jour, mais du bout des lèvres, la pensée occupée ailleurs... Il y avait dans le graduel du jour un verset: "Anima nostra, siceut passer, erepta est de laqueo venantium...". Il ne put s'empêcher de s'en faire l'application, sans s'avouer qu'il fallait tout au contraire courir vers le filet au risque de s'y reprendre (I,p.80-81).

            Au moment de sa chute même, "il regrettait de n'avoir pas suivi son inspiration de la messe et de n'être point parti avec son fils" (I,p.98).

Ce même philosophe est persuadé, malgré ses fautes, de la beauté des prières liturgiques et sa vie intérieure et ses méditations philosophiques prouvent que la Liturgie ne lui est pas une inconnue. En regardant la cathédrale Notre-Dame, il se souvient tout spontanément de l'hymne Coelestis Urbs Jérusalem, dont nous avons parlé lors de la controverse de M. BARRES contre BRIAND:

            "L'édifice entier, dans sa sévère unité semblait un élan de toutes ces pierres soulevées par une commune pensée de supplication et de piété. Ainsi, toutes les âmes de la chrétienté ne font qu'une masse, liées spirituellement comme les pierres de la cathédrale le sont matériellement, et toutes exaltées vers le ciel. Et s'en allant où il allait, Savignan se mettait hors de concert. Il était la pierre détachée des autres et qui n'a plus sa place dans le mystique édifice." (II,p.104).

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            VI - Après la mort de son fils qui a été victime de son crime, la Liturgie lui révèle cette loi de la substitution mystique qui a été tant chérie par HUYSMANS et que Violaine, dans l'Annonce faite à Marie, incarne d'une manière si parfaite.

            "Le sacrifice de l'innocent, sa mort, quel mystère. C'est tout le christianisme. J'ai payé la dette qui n'était pas la mienne. Quod non rapui tunc exsolvebam... Nous avons là un humble mais si évident commentaire de cette vérité sublime : la réversibilité des mérites, que nous proclamons  solennellement le 1er Novembre dans la fête de tous les saints, que nous affirmons chaque jour à la messe, quand nous récitons l'Agnus Dei. Jacques Savignan est mort en offrant son sacrifice pour ceux qu'il aimait." (II, p.370-371).

 

            VII - Les divers courants liturgiques, que PAUL BOURGET nous a représentés en fidèle observateur des moeurs contemporaines sont d'un intérêt particulier. Les modernistes tendirent à “l'unification des rites avec emploi dans chaque pays de la langue nationale pour les cérémonies..." (I, p.215-216 et p.296).

            Ils rêvent même de dire la messe "plus tôt encore, à la troisième vigile. Six heures est une concession".

            L'abbé Fauchon, c'est le nom de ce prêtre, "voudrait que l'office fût une reproduction exacte de la Cène Eucharistique, et il cite le verset de Mathieu et celui de Marc "Vespere autem facto". Il devait y avoir, en effet, tant de poésie dans ces réunions nocturnes des premiers chrétiens quand ils se glissaient à travers les rues endormies. (II, p.20).

            Cela mènerait trop loin de citer en entier la description d'une Messe Moderniste, cette imitation de la messe primitive à laquelle nous assisterons dans le roman Sanguis Martyrum de LOUIS BERTRAND. Cette messe dans Le Démon de Midi nous paraît une liquéfaction de la Messe noire de Là-Bas.

            "Après avoir prononcé, en français, les mots de la Salutation adressée déjà par Booz à ses moissonneurs  “que le Seigneur soit avec vous...", le célébrant commença la supplication, la litanie par laquelle, aux tous premiers siècles, s'ouvrait la messe primitive. Dans son chimérique essai de retour aux rites lointains, FAUCHON avait réduit le saint sacrifice à quelques éléments très simples: plus d'Introduit; cette litanie, la lecture, en guise d'Epître, d'une des lettres qu'il recevait chaque jour, d'égarés comme lui; puis quelques versets de l'Evangile avec un commentaire; et, pour finir, la consécration, la communion sous les deux espèces, avec des prières, le baiser de paix, tout un cérémonial destiné à reproduire la Cène. Il avait donné de plus en plus à cette dernière partie de l'office l'ampleur et la solennité qu'elle avait dans les premiers siècles... Et c'est ainsi qu'agenouillé devant l'autel, il récitait, de sa voix profonde, la litanie... (II, p.20-23; 27-35).

 

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            Les Litanies dirigées contre "Rome, la véritable héritière de l'Iscariote... cette Rome injuste et persécutrice, cette Rome de toutes les duretés, de tous les anathèmes..." qui a imposé cette loi du célibat ecclésiastique, mère de toutes les hypocrisies..." (II, p.20,23,27-35) donne à cette messe son véritable cachet.

 

            VIII - Il y a encore un trait important qu'il faut relever au sujet de PAUL BOURGET. Comme cet écrivain s'efforce de prouver en véritable savant dans le domaine de la psychologie sociale que les lois du Christianisme peuvent seules rendre une société relativement heureuse, la Liturgie étant la prière officielle de cette conception religieuse, elle doit avoir nécessairement une valeur eminente. Les deux volumes du roman Le Démon de Midi ne sont autre chose que le commentaire scientifique et littéraire d'un seul verset du psaume 90:

            "A sagitta volante in die, a negotio perambulante in tenebris, ab incussu et daemonio meridiano...". Ce verset est un exorcisme contre "cette tentation qui assiège l'homme, au midi, non pas d'un jour, mais de ses jours, dans la plénitude de sa force. Il a conduit sa destinée, jusque là, de vertus en vertus, de réussite en réussite. Voici que l'esprit de destruction s'empare de lui, entendez bien: de sa propre destruction. Une force ennemie, l'aeternis hostis, l'attire hors de la ligne, dans la voie où il doit périr. Cet étrange vertige va du spirituel au temporel. C'est dans l'ordre de la grande histoire: Bonaparte en 1809, entreprenant la guerre d'Espagne, son neveu cinquante ans plus tard, celle d'Italie. C'est dans un autre ordre, le VICTOR HUGO des Feuilles d'Automne et le LAMARTINE des Harmonies, tentés par la politique. C'est dans un autre ordre des choses, et pour nous plus grave, LAMENNAIS et LACORDAIRE fondant l'Avenir et aboutissant au terrible carrefour de 1833, où Le Démon du Midi les attendait pour être vaincu par l’un et pour perdre l'autre" (I, p.8-9).

 

            IX - PAUL BOURGET, lui aussi, n'a pas pu se soustraire au courant liturgique de son époque. Il semble que HUYSMANS (Cathédrale, p.311) ait donné le coup d'aiguillon pour le choix du titre Le Démon du Midi. Il est vrai que la valeur esthétique de la Liturgie ne joua aucun rôle dans la formation de ce grand romancier; il est un savant et il lui suffit que la Liturgie approuve les vérités que les données les plus récentes de la sociologie ont trouvées bonnes et utiles. Le peu de descriptions liturgiques que nous rencontrons dans ses oeuvres ne nous disent rien en ce qui concerne l'étendue de son savoir liturgique; elles ne sont que le reflet fidèle de l'importance peu profonde qu'elle possède dans les milieux de la riche bourgeoisie française. (39)