CHAPITRE  XIV

 

EMILE BAUMANN

 

 

            I - La Liturgie tient une plus large place dans ses oeuvres que dans celles de PAUL BOURGET, parce qu'il est plus attiré par ses dehors et qu'il étudie souvent des familles profondément religieuses.

            II - Il se distingue de HUYSMANS per l’estime des données philosophiques de la Liturgie en témoignant moins d'intérêt à son contenu esthétique. Il faut le rapprocher de LEON BLOY.

            III - Il affirme avec M. BARRES que la Liturgie appartient au patrimoine national du peuple français.

            IV - La Paix du Septième Jour comporte nombre de visions liturgiques; ce livre assigne à E. BAUMANN, une place à part dans le courant liturgique parmi les écrivains français.

            V - Les sujets liturgiques dont il parle.

            VI - Exemples qui prouvent la valeur esthétique et philosophique de la Liturgie.

            VII - Elle ne transforme pas seulement quelques hommes rares, mais aussi des provinces entières.

            VIII - E. BAUMANN nous fournit des analyses psychologiques qui nous montrent cette transformation des âmes effectuée par la Liturgie.

            IX - L'influence de la Liturgie sur des croyants et sur des incroyants.

            X - Sur le peuple de la campagne.

            XI - Sur le style de l'auteur.

            XII - Les visions liturgiques de l'auteur de La Paix du Septième Jour sont un témoignage contemporain du renouveau liturgique en France.

            XIII - Ses connaissances liturgiques dépassent celles de tous les écrivains français excepté HUYSMANS et peut-être CLAUDEL.

 

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            XIV - Il ne possède pas l'instruction artistique d'un HUYSMANS et malgré l'évolution qu'on peut constater de l'Immolé à la Paix du Septième Jour, il n'a pas cessé d'attacher la plus grande importance au contenu doctrinal de la Liturgie.

 

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            I - EMILE BAUMANN qui étudie comme PAUL BOURGET la répercussion des problèmes religieux dans les familles françaises, réserve à la Liturgie dans ses romans, une place considérable. Il y dépasse de beaucoup l'illustre auteur du Divorce et du Démon de Midi parce qu'il s'attache moins à l'analyse minutieuse des divers états d'âmes dans laquelle excelle PAUL BOURGET. Le propre de son talent à lui est de témoigner plus d'intérêt aux manifestations extérieures de la vie. S'il est si attiré par les dehors, il paraît naturel qu'il doive s'attacher avec plus de persévérance aux descriptions de cérémonies religieuses presque complètement négligées par l'éminent maître du roman psychologique contemporain. Une autre raison nous explique qu'il y ait un plus grand nombre de descriptions liturgiques chez  EMILE BAUMANN que chez PAUL BOURGET. Celui-ci met le plus souvent en scène des personnages qui ont perdu tout contact vivant avec la foi religieuse tandis que l'autre se complaît à nous introduire dans l'intérieur des familles catholiques où les traditions liturgiques sont encore conservées fraîches et vibrantes. La sympathie naturelle qu'éprouve EMILE BAUMANN pour le déploiement de cérémonies splendides le distingue à nos yeux de son illustre contemporain.

 

            II - Nous venons de le relever que EMILE BAUMANN a consacré dans ses romans une large place à la Liturgie. Cependant, on ne pourrait pas les englober, comme ceux de HUYSMANS, sous le titre général de "romans liturgiques". Il existe en effet entre HUYSMANS et notre auteur, à ce point de vue, un abîme béant. Dans Le Baptême de Pauline Ardel (1913) le passage suivant indique d'une manière exacte et frappante en quoi il faut faire le départ entre ces deux écrivains:
            "Il l'engagea, puisqu'elle savait un peu de latin, à lire dans la langue de l'Eglise les Psaumes, les Evangiles, et le Rituale Romanum où de merveilleuses prières lui éclairciraient le sens naturel de la vie présente. Il l'exhorta plus encore à visiter les pauvres". (p.301).

            HUYSMANS aurait agi dans ce cas tout autrement; il l'eut initié à la Liturgie pour que la valeur artistique de celle-ci ramenât la jeune fille à la foi. E. BAUMANN se sert de la Liturgie comme de tout autre trésor philosophique dans lequel on peut puiser abondamment les solutions des mystères les plus poignants de la vie présente. Aussi, exhorte-t-il la jeune fille qui est tourmentée par le problème de la vie, à visiter les pauvres, ce que HUYSMANS aurait sans doute oublié de faire.

 

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            Cependant, nous avons eu l'occasion de faire connaissance d'un autre écrivain dont la conception liturgique se rapproche sur beaucoup de points de celle d' EMILE BAUMANN : c'est LEON BLOY. De même que cet étrange écrivain attacha la plus grande importance au contact continu avec les pauvres, de même, il n'a pas permis que la Liturgie prit le pas dans la vie des chrétiens sur les autres manifestations de la religion. Il lui a donné la place qui lui convient entre tant d'autres dans la vie active.

 

            III - Plus nous progressons dans nos analyses, plus nous sentons de difficultés à assigner à chaque livre sa véritable place dans le courant liturgique. Si nous avons rattaché les romans de E. BAUMANN à la lignée qui descend tout droit de LEON BLOY en laissant à part les oeuvres liturgiques de HUYSMANS, il y a cependant dans ses oeuvres un élément particulier qui leur est commun avec la conception liturgique de M. BARRES, à savoir :

            "Mais Séverin, à l'entendre" (chanter le Magnificat par plusieurs milliers de voix de paysans bretons) "tressaillit d'un attendrissement qui semblait lui venir du fond des siècles ; et tous autour de lui, étaient émus. Nul hymne, comme ce cantique, ne saurait concentrer en quelques notes l'être immémorial d'un pays...(Le fer sur l'Enclume, p.295-297).

En lisant ce passage, nous aurions crû avoir sous nos yeux quelque chose de la meilleure encre de l'éminent nationaliste français. Nous dresserons un peu plus loin la comparaison entre ces deux écrivains.

 

            IV - Dans le creuset de l'oeuvre de E. BAUMANN s'entrecroisent donc les courants liturgiques les plus divers. On y trouve quelque chose de ce qui constitue l'élément essentiel de la conception liturgique des BLOY, des HUYSMANS, et des BARRES. Si nous ajoutions aux romans de notre écrivain sa vision apocalyptique qu'est La Paix du Septième Jour, (1918) nous serions tenté de ranger  l’éminente écrivain catholique à côté de ces auteurs qui ont écrit Là-Bas, La Colline inspirée et Le Démon de Midi. Tandis que nous avons pu entrevoir la place éminente qu'occupent dans ces trois romans les contrefaçons et les parodies de la Liturgie, nous rencontrons dans La Paix du Septième Jour, tout le contraire. Les visions, les idéalisations de la Liturgie y tiennent la première place; elles constituent en effet le panneau droit de ce triptyque, dont le centre représente les descriptions réelles et qui nous montre dans sa partie gauche les parodies et les contrefaçons de la Liturgie.

 

            V - Il ne nous reste à présent qu'à étudier par des faits les assertions que nous venons d'émettre et de les développer plus au long. E. BAUMANN s'intéresse à toutes les cérémonies religieuses. Il nous décrit des Messes de Communion (Immolé, p.143-145), des Mariages (Fosse aux lions), des Confessions (Fer sur l'Enclume), des Baptêmes (Baptême de Pauline Ardel, p.337-343). Nous assistons à l'Extrême Onction (ibid p.262),

 

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 à une Prise d'habit (ibid., p.168-174) et à plusieurs cérémonies rustiques (Fer sur l'Enclume, p.293-297). La poésie des Psaumes (ibid., p.178-179), de De Profundis (Immolé, p.105, Paix du Septième Jour, p.163), de la Messe des Trépassés (Fer sur l'Enclume, p.244-245 et 283-285), du Dies irae (Paix du Septième Jour, p.22) et du Bréviaire (ibid., p.139-140; Office du 8 décembre, 6° leçon) arrache souvent à ses lèvres des cris d'enthousiasme.

 

            VI - La beauté esthétique du cérémonial l'attire tout d'abord:

            "Daniel ne priait pas, il jouissait éperdument de cette ordonnance sacrée; une telle ferveur éblouie noyait son coeur et ses sens" (Immolé, p.143-144).

            Aussi lui rappelle-t-elle les nombreux vitraux des églises françaises qui n'ont pas cessé de réjouir les connaisseurs en matière d'Art.

            "Et tous ces personnages étaient immobiles, au repos tel que des figures de Saints disposées sur un vitrail" (Immolé, p.143-144).

            C'est la Liturgie qui fait à son avis les délices de tous les Français et qui joue en rôle incontestable dans l'éducation de leur goût. Les textes eux-mêmes attirent notre écrivain par leur valeur artistique: "... ensemble, à pleine voix, ils récitaient les litanies de la Vierge, en s'arrêtant sur chaque invocation afin d'en pénétrer la splendeur... son poignant espoir éclatant transfiguré dans la gerbe brûlante des symboles..." (ibid., p.287).

            Mais les descriptions de cérémonies l'emportent par le nombre et la beauté sur les passages qui s'attachent tout simplement à cette analyse littéraire dans laquelle excellait HUYSMANS:

            "Les masses puissantes de la maîtrise, déroulant le Credo, ralentissaient leur psalmodie sur l'Homo factus est; toutes les têtes s'inclinaient. Son regard s'élança vers le choeur aussi merveilleux qu'une station angélique du Purgatoire de Dante. Au-delà du maître-autel, les surplis des chantres s'enflaient comme une mêlée d'ailes ou une corbeille de lys; les tuyaux de l'orgue miroitaient. Devant sur le tapis, clair et pâle où les voraces du transept étendaient de vagues feux d'améthyste, sept officiants étaient assis de fronts, couverts de chasubles d'or; derrière eux, se tenaient sept porte-cierges; plus loin sept autres officiants en chasubles d'or aussi; puis les cardinaux vis-à-vis de leur prie-Dieu; puis sur les côtés, les chanoines dans leurs stalles, l'hermine aux épaules, les évêques violets, les moines en robe blanche ou noire, les prêtres et les clercs; enfin, à droite, sous un dais écarlate, le cardinal archevêque, entre deux autres prélats, présidait, penchant sa tête coiffée de la mitre". (Immolé,p.143-144).

            En revanche, E. BAUMANN amène souvent de telles scènes où la Liturgie explique aux héros de ces romans leurs propres sentiments mystérieux dont ils ne peuvent pas se rendre compte.

 

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            C'est ainsi que l’incroyant Séverin dans Le Fer sur l'Enclume, après avoir commis l'adultère, sent des remords et ne peut s'expliquer où se trouve l'origine de ces sentiments. Il ouvre comme par hasard l'office des Morts où il lit : "Est-ce que tu as des yeux de Chair ? Est-ce que tu vois comme un homme voit, pour que tu recherches son iniquité et que tu contes mon péché" (p.179). Le mystère fut ainsi éclairci.

            Même en face des spectacles ravissants de la nature, cet écrivain ne peut se défendre de recourir à la poésie des Psaumes qui exprime d'une manière excellente ces sortes d'enthousiasme.

            "Je me souviens d'une parole d'un psaume: "La nuit est mon illumination dans mes délices". L'homme qui chante ce verset de volupté sainte avait comme moi, sur le coeur, des naufrages pesants. Eut-il tort, quand même de s'enivrer d'une nuit telle que cette nuit?" (Fer sur l'Enclume, p.232-233).

            Les problèmes philosophiques les plus poignants qui s'imposent à tout homme qui pense, trouvent leur solution exacte dans les textes liturgiques. Séverin qui se sent oppressé par le poids accablant des remords pour avoir commis l'adultère et donné la vie à un enfant, trouve dans la Liturgie l'assurance irréfutable que son crime lui sera pardonné:

            "David genuit Salomonem ex quae fuit Uriae. De celle qui fut à Urie. Le fruit d'un adultère et d'un homicide parmi les ancêtres du Sauveur..." (p.284-285).

            Si donc la Rédemption pouvait élaborer à travers "la douleur et le péché des âges", il est d'autant plus sûr qu'il bénéficiera d'un grand pardon. Aussi un verset d'un psaume a-t-il expliqué à BAUMANN les premiers insuccès des armes françaises: "Ostendisti populo tuo dura; vino compunctionis potuisti nos. Ce vin de componction, precoce vendange de l’année j'en aurais longtemps au fond de la gorge l'aigreur amère. Cependant, je ne puis désespérer. Il me semble que si je croyais un seul instant à la défaite, j'en serais la cause." (Paix du Septième Jour, p.93; V.e. Fer sur l'Enclume, p.245.)

            Les cataclysmes de l'univers à la fin des temps est d'après lui un fait incontestable parce que la séquence Dies irae l'affirme impérieusement: "Une strophe naïve du Dies irae transcrit cette angoisse: cuncta stricte discussurus. La planète sous la chute des astres sera fracassée. Dieu la mettra au rebut comme un potier balaye en maugréant les tessons d'un argile qui éclate au feu" (ibid., p.22).

 

            VII - La vie intérieure de chaque homme qui subit l'empire de la Liturgie se transforme nécessairement: "Devant cette majesté des rites, il oubliait la misère de ses convoitises, une force immuable purificatrice le sollicitait..." (Immolé, p.143-145).

 

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            "... il lui semblait (ensuite pendant l’Introit) que l'homme impur allait mourir en lui, la vieille argile de sa vie de péché se dissolvait... Ses incertitudes d'autrefois, la cécité de ces convoitises se découvraient si lointaines et misérables qu'il ne pouvait plus les comprendre...” (ibid., p.273-277).

            Ou bien :

            "Xavier regardant la Vierge au diadème d'Art, il la supplia de le faire "doux et humble" et d'affermir sa route. Des larmes humectaient ses yeux..." (Fer sur l'Enclume, p.293-297).

            Même les incroyants, s'ils assistent aux cérémonies touchantes comme par exemple à la Prise d'habit, s'en vont avec l'âme remuée de fond en comble: "Cette cérémonie simple et déchirante bouleversa Pauline; c'était un peu comme si elle eut assisté à un holocauste sanglant" (Baptême de Pauline Ardel, p.170).

            E. BAUMANN constate donc que la Liturgie renferme cette puissance d'opérer des conversions que les écrivains français d’aujourd’hui et des siècles précédents ont noté si souvent (LANCELOT, LESAGE, HUYSMANS...) (a)

            Même des provinces entières où la vie liturgique est florissante atteignent à un haut degré d'éducation morale :

            "La source des vertus de notre race, elle est ici, dans cette formation liturgique et ce pli d'obéissance. La moelle de charité que nos hommes ont dans les os, c'est de l'Eglise qu'ils la tiennent... Avant le Salut, lorsque s'enfla, clamé par trente mille voix, l'Ave maris stella, Albert et Xavier chantèrent eux-mêmes... L'alacrité des strophes se martela, formidable comme le chant de guerre d'une croisade..." (Fer sur l'Enclume,  p.293-297).

            La fusion des classes et la conscience nationale qui s'y manifestent visiblement ne doivent leur origine qu'aux solennelles cérémonies populaires: "Et cependant la Messe du Pardon" -c'est le nom de l'endroit- "signifiait, pour leurs âmes, plus qu'une cérémonie paroissiale... cette journée refaisait en eux l'unanimité d'un peuple" (Fer sur l'Enclume, p.284). C'est le même fait que TAINE a relevé dans les Origines pour le Moyen-Age, et que HUYSMANS a constaté à l'occasion de son pèlerinage à Lourdes.

 

            VIII - Cette transformation des âmes, comment s'opère-t-elle ? E. BAUMANN nous l'explique et nous le montre en nous faisant entrevoir les coins les plus reculés de la vie intérieure de ceux qui en subissent l'influence:

 

(a) Le baptème de Pauline Ardel, p.301

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            "Pendant que le canon se développait avec la sérénité d'une Immolation, il s'efforçait de participer à la douleur infinie de la victime, comme s'il eut assisté à sa réelle agonie, et que l'Homme-Dieu, là, au-dessus de l'autel, se fut vraiment laissé clouer sur un gibet, pour que lui, Daniel, ne fut pas cloué en réparation de ses fautes..." (Immolé, p.273-277).

            Cependant, le point central de cette transformation de l'homme entier en participation concrète avec la Liturgie, c'est l'acte de la Sainte-Communion:

            "Une véritable faim spirituelle l'agenouillait à la table eucharistique. Il n'éprouvait point ce qu'il avait cru autrefois un indice de haute ferveur, le transissement d'une attente, d'un désir presque douloureux. Humble, mais fort d'une confiance virile, il s'approchait; la confondante certitude que Dieu lui-même vivait en sa poitrine, mêlé à son sang, emportait son coeur au-delà des apparences, le fondait comme une cire au milieu d'un brasier. Il devenait, pour quelques instants, selon le mot incomparable de l'Imitation, tout entier de feu, totus ignitus (Immolé, p.273-277)(40).

            Les nombreuses méditations liturgiques que nous trouvons parsemées dans l'oeuvre de E. BAUMANN sont un document historique d'une valeur inappréciable, pour se rendre compte de l'état de la psychologie religieuse, en France, à une certaine époque et dans un milieu déterminé. Elles nous sont présentées avec une justesse et avec un fini surprenant. En voici une des plus belles:

            "Au moment où le prêtre offrait sur la patène le pain qu'il allait consacrer, il (Daniel) proférait, en même temps que lui, avec une épouvante respectueuse, les mots d'oblation. Depuis vingt siècles bientôt, le mystère du Pain, le mystère de l'Eau et du Vin mélangés se répétaient devant les millions de tabernacles, et actuellement, des messes étant dites partout où le Christ est prêché, c'est-à-dire dans la plénitude du monde habitable; il n'était pas une minute de la durée, pas un point du globe tourné vers le soleil montant que ne remplit la Cène mangée et bue selon les rites. L'éternité de la Passion s'accomplissait dans la série des heures par cette infatigable perpétuité des holocaustes; toute la terre était ceinte d'un seul torrent sacré, le sang du Christ courait dans ses veines, si profondément, que parfois, ingrate, elle ne le sentait plus circuler. (Immolé, p.273-277; V.e. Ibid.: "Il admirait comme une chose... clarifiés.)

            Le caractère d'un simple commentaire que ces meditations adoptent assez souvent ne ternit pas le moins du monde la splendeur de leur beauté engageante et caressante. Voici ce C'est qu'il pensait ainsi pendant le chant du Magnificat:

            "Voilà vingt siècles qu'une pauvre Juive obscure prophétisa : ‘Toutes les générations me diront bienheureuse...’ Dans l'histoire humaine, il n'y a rien eu, il n'y aura jamais rien de plus grand". (Fer sur l'Enclume, p.293-297; V.e. La scène du baptême dans le Baptême de Pauline Ardel, p.337-343.)

 

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            IX - Dans l'aperçu général que nous avons donné sur E. BAUMANN, nous avons fait allusion aux diverses manifestations de l'influence liturgique sur le peuple français. Ce romancier nous introduit dans l'intérieur des appartements de la bourgeoisie française où nous assistons à la récitation en commun des Psaumes et des Litanies (Immolé, p.105 et 287). Même ceux qui ne possèdent aucune conviction religieuse doivent se heurter dans leur vie à des manifestations d'ordre religieux: le premier choc dégage en eux des sensations d'ennui ou “de sinistres idées mortuaires..." (Baptême, p.7 et 14). S'ils ont l'occasion de s'initier plus profondément à la science liturgique, tout change. Nous trouvons un exemple frappant de cette évolution de la conception liturgique chez Pauline Ardel qui s'élève d'une ignorance complète à une compréhension très étendue de la Liturgie.

 

            X - Pour ce qui est du peuple de la campagne, cela varie d'après les régions. Les femmes chantent ainsi en Bretagne: "Sans paroissien, les versets des psaumes, alternativement avec le choeur des prêtres et des paysans..." (Fer sur l'Enclume, p.293-297). “Elles qui étaient dressées à la psalmodie latine des liturgies entonnaient en mesure les versets du Gloria..." (ibid., p.283-284).

            L'enthousiasme liturgique y submerge "leurs âmes comme une onde purificatrice" (ibid.) et concentre "en quelques notes l'être immémorial d'un pays" (ibid.). La Liturgie appartient au trésor national du peuple français, c'est l'idée déjà exprimée par MAURICE BARRES, parce que celui-ci épanche à l'occasion des cérémonies simples ou solennelles tous son amour avec ses souffrances et ses joies:

            "Ils y venaient en quémandeurs, tendre leurs mains pleines de grâces, ouvertes dans un lien de miracle, pour une pluie de bénédictions. Ils présentaient en offrande à la Vierge du Folgoat la Bretagne humblement dévote..." (ibid., p.284).

            Ou bien : "Telle est, en Bretagne, la force du Culte des trépassés que les mécréants eux-mêmes n'éludent pas une messe chantée à la mémoire d'un camarade malheureux; et le patron ici n'est plus le patron, mais le père..." (ibid., p.244).

            La Liturgie s'est frayée le chemin jusqu'aux soubassements les plus profonds de leurs âmes, en sorte que des réminiscences liturgiques surgissent même chez ceux qui sont loin de toute vie religieuse. C'est ainsi que Séverin dit tout spontanément, (Fer sur l'Enclume, p.56) se trouvant en face des naufragés : "Requiescant in pace" (V.e. p.178-179 sur le De Profundis).

 

            XI -  La Liturgie occupant donc une place si large dans les oeuvres de cet écrivain et par conséquent dans sa vie intérieure même, il n'est pas étonnant de rencontrer dans son style de nombreuses allusions aux textes sacrés ou aux diverses cérémonies. Il compare ainsi les "multiples bruits des ateliers"... à une "musique paisible, une liturgie du travail" (Fer sur l'Enclume, p.311).

 

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            La flèche d'une église se distingue "d'une fierté liturgique et féodale telle qu'un Magnificat élancé vers le firmament" (ibid, p.279-280) (a). Le parler d'un prélat possédait des “intonations de vieux chantre psalmodiant les Complies” (Immolé, p.52). Certains endroits ne sont autre chose que des expressions liturgiques condensées ensemble qui s'efforcent d'exprimer en paroles ces manifestations de la vie intérieure qui sont avant tout du ressort de la mystique:

            "Ainsi mêlés à la terre et aux animaux sanctifiés, les Bienheureux psalmodiaient leur contemplation et en même temps, ils se recueillent devant le visage du Seigneur" (Ps., 26,9). "Qu'ils connaissent comme il les connaît, au centre de la volupté" (Ps., 26,4) "qui les étreint et les emporte dans son gouffre dévorant (Ps., 55,7). “Ils jouissent et ils savent que leur jouissance n'aura point de fin. Ils aiment plus encore qu'ils ne comprennent; leur désir de comprendre et d'aimer à mesure qu'il se rassasie, est plus immense" (Paix du Septième Jour, p.256). (b)

 

            XII - Tout ce que nous savons, relevé jusqu'à présent chez EMILE BAUMANN, se trouve plus ou moins développé chez nombre d'autres écrivains français. Il faut cependant discerner chez lui un élément que nous aurions toute la peine du monde à trouver ailleurs en France (c). C'est l'idéalisation des motifs liturgiques. Le livre La Paix du Septième Jour (1918) qui excelle à évoquer des visions liturgiques -quoiqu'il ne soit pas un roman, et qu'il faille plutôt le placer dans les confins de la théologie, comporte ceci d'intéressant qu'il nous donne plus d'indications précises sur l'étendue des connaissances liturgiques de son écrivain, que ne le font ses autres oeuvres:

            "Les fidèles, d'une seule voix, ont entonné   l'Ave verum corpus; les plus distants dans l'immense cortège contemplent à la fois les Espèces éblouissantes et Jésus, tel qu'à l'heure de la Cène, mais à une visible gloire. Sa chape d'officiant est rouge, comme trempée dans la cuve des martyrs; une lumière, dont mourraient, s'ils pouvaient l'atteindre, des yeux impurs, ceint ses longs cheveux d'une couronne faite d'épines embrasées; les anges montent et descendent au-dessus de sa tête; Saint-Michel incline vers l'hostie, à la façon d'un dais, son étendard où tremblent des fleurs de lys et d'or fervent: et, derrière lui, cheminent vingt quatre vieillards, balançant vingt quatre encensoirs remplis du parfum des oraisons" (p.234; V.e. p.210-235 et 255).

            La beauté extraordinaire et insoupçonnée des passages qui y sont parsemés à profusion n'aurait jamais pu être inventée si E. BAUMANN

 

(a) V.e. Baptème de Pauline Ardel, p.177 et le Fer sur l'Enclume, p.256).

(b) Ces nombreuses allusions à des Psaumes rappellent peut-être involontairement les Paroles de Dieu d'E. Hello).

(c) On peut en découvrir des traces chez Dante et chez Benson (Maitre de la Terre).

 

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n'avait pas trouvé la matière première dans les triomphants offices dominicaux, dans les chants sacrés et dans les arts religieux qu'on cultive actuellement en France avec beaucoup d'amour et une véritable intelligence.

 

            XIII - Exception faite de HUYSMANS, on ne trouve en effet, en France, aucun romancier qui ait possédé des connaissances liturgiques si étendues. Elles portent sur le cérémonial comme sur les textes sacrés; les commentaires scientifiques alternent dans ses oeuvres avec des élans lyriques : tous ensembles, ils forment un hymne unique à la Liturgie (a). Les cérémonies religieuses en pleine nature (Fer sur l'Enclume, p.293-297) et le Te Deum chantés par des armées victorieuses (Baptême de Pauline Ardel, p.97) auraient été selon le goût de CHATEAUBRIAND (Génie). Nos pensées se tournent spontanément vers HUYSMANS quand E. BAUMANN parle "des personnages immobiles tels que les figures de saints disposées sur un vitrail"... ou s'il affirme que "l'humilité grave" d'un "Sanctus en plein chant grégorien" est "appropriée aux demi-ténèbres pénitentes de la cathédrale" (Immolé, pp.143-145). Même la vision des cathédrales s'élançant dans les airs semble être calquée sur HUYSMANS (b)

 

            XIV - Il faut cependant faire le départ entre les conceptions liturgiques de ces deux romanciers : ce procédé nous fera saisir au vif l'essence même de l'individualité de E. BAUMANN , considérée au point de vue liturgique. Daniel dans l' Immolé  tâche d'adapter sa vie intérieure à celle de la Liturgie: il fait au mois de Décembre une neuvaine pour obtenir la guérison de sa mère. Nous ne trouvons cependant dans toute cette analyse aucune mention de l'Avent quoiqu'il eut paru nécessaire de nous dire quelle influence spéciale devait exercer sur cette âme une pareille époque d'attente et d'espérance. En assistant à la Messe de l'Immaculée Conception (p.143-145), Daniel se borne à saisir les impressions extérieures sans prendre garde au texte de l'épître ou des autres passages de cet office. BAUMANN en possédant des connaissances liturgiques étendues, qui ne sont pas d'ailleurs si systématiques que celles de HUYSMANS, n'a pas l'intuition artistique de ce dernier. Pour ses héros et pour l'illustre écrivain lui-même, la Liturgie est moins un ensemble d'une valeur artistique incontestable qu'un trésor de pensées profondes qui nous expliquent les mystères de la vie et dirigent nos actions dans la bonne voie. Rien d'étonnant que la vie religieuse de ses héros ne concorde pas toujours avec l'Année liturgique. Quand il tire merveilleusement parti des éléments philosophiques, il leur subordonne ses données esthétiques.

 

(a) V.e. La signification d'une Prise d'habit (Baptème de Pauline Ardel, p.171); d'un baptème (ibid., p.337-344 et Paix du Septième jour,p.17); de la parabole des Cinq Vierges sages...(Paix du Septième jour, p.133-136), du Dies irae (ibid p.22-237), des Psaumes (ibid p.163)...Les Bienheureux sur les prairies du ciel ne se conçoivent pas chantant des cantiques plus beaux que les psaumes de triomphe, dans la langue que le Verbe a sanctifié pour son Eglise éternellement.

(b) "...l'église dans les airs en un jet éperdu.."(Cathédrale, p.216).

 

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            Toutefois, nous pouvons nous rendre compte en étudiant attentivement ses oeuvres d'une évolution qui s'était produite dans sa conception liturgique: la différence entre l'intuition artistique de l'auteur de L'Immolé et de celui de La Paix du Septième Jour est frappante. On n'a qu'à comparer l'analyse de la vie des religieuses dans L'Immolé(273-277) à la Parabole des cinq Vierges dans la Paix du Septième Jour (130-136) pour nous convaincre que l'auteur a enrichi dans cet intervalle de temps ses connaissances esthétiques de la Liturgie sans avoir cessé de vouer son intérêt principal à sa signification philosophique.