CHAPITRE  XVI

 

FRANCIS  JAMMES

 

 

            I - F. JAMMES marque la transition vers ce groupe d'écrivains que nous avons désigné sous le nom d' "Indifférents".

            II - Malgré ses connaissances liturgiques assez larges, il ne mentionne que les textes que ses héros eux-mêmes peuvent savoir.

            III - Ses descriptions des cérémonies qui ressemblent à celles qu'ont dressées les contemporains de CHATEAUBRIAND se distinguent pourtant par un point capital: les personnages que F. JAMMES met en scène participent effectivement aux cérémonies.

            IV - La liturgie occupe une place importante dans la vie des habitants des Basses Pyrénées et tout particulièrement dans celle de leurs curés. Elle est une des sources dans laquelle ils puisent l'énergie et l’amour du prochain.

            V - La Liturgie exprime l'enthousiasme du poète pour les beautés de la nature. Aussi, son style trahit-il l'influence des textes sacrés.

            VI - Le roman Monsieur le Curé d'Ozéron n'est rien d'autre que le développement du verset : Benedicite maria et flumina, Domino.

            VII - F. JAMMES appartient à la génération des poètes qui sont sous l'emprise quotidienne de la Liturgie. Il s'en sert pour exprimer son enthousiasme pour la nature qui pour sa part rehausse l'éclat des cérémonies religieuses.

 

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            I -  Nous allons couronner ce long chapitre sur les romanciers liturgiques avec le charmant écrivain et poète qu'est FRANCIS JAMMES. Nous en avons conservé l'étude jusqu'à la fin parce que l'auteur des Georgiques Chrétiennes se trouve à la transition qui sépare d'abord les romanciers des poètes lyriques et qui est d'autre part tout proche de ces écrivains que nous avons désigné, au point de vue liturgique, sous le nom d'"Indifférents".

 

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            Ce n'est pas là un reproche que nous adressons à cet écrivain: il veut figurer, de propos délibéré, sur la liste des écrivains qui abhorrent tout ce qui leur semble être artificiel et, comme il est facile d'aller en matière de Liturgie à l'extrême, à l'instar de HUYSMANS, il préfère en dire ce qui lui paraît strictement nécessaire.

 

            II - En analysant la conception liturgique de F. JAMMES, nous allons procéder d'après notre méthode habituelle: nous allons choisir deux de ses oeuvres les plus importantes - les Georgiques Chrétiennes et le roman Monsieur le Curé d'Ozéron, - pour aboutir à des conclusions definitives. Si nous regardons donc de plus près les descriptions des cérémonies dans ces livres, elles nous paraissent tout d'abord très superficielles.

            "Lorsque, au pied de l'autel, Sylvain prononça le passage du psaume: Et je m'approcherai de l'Autel de Dieu... un vent, comme venu des sommets d'Abrecave, fit frémir et embrassa son âme. Les paroles de l'Evangile bourdonnèrent comme les abeilles qui composent leur miel dans la pierre, et le Credo plana sur la récolte de blé et du raisin dont le lévite allait faire oblation. Des mains du prêtre, élevées dans la lumière, on eût dit que la neige découlait sous un feu d'aurore. Il prononça la formule. Et le coeur du Christ, Fils du Dieu vivant, se mit à battre sous les apparences du vin et du pain. Et l'humble enfant de la vallée avait entre ses doigts le Rédempteur et le montrait.”(Monsieur le Curé d'Ozéron, p.29;  V.e Georgiques Chrétiennes, la Messe de Noël.)

            Que ce soit une Messe, des Vêpres ou une Procession, nous sentons partout que F. JAMMES nous en dit seulement ce que l'homme le plus simple de son pays connaît:

            "L'office (des Vêpres) commence. Tout est bien aligné: les lumières, les métaux, les bois des meubles et l'harmonium luisent. Les filles de Marie chantent, peignées avec soin. Un petit garçon pleure. Monsieur le Curé d'Ozéron monte en chaire... Sur l'harmonium, plutôt des brises que des cantiques gémirent qui, avec les litanies, une dizaine de chapelets, quelques cierges ardents, une foison de roses et de pivoines et le salut, composèrent la naïve cérémonie" (ibid., p. 390-91).

            Ou bien :

"Et durant trois matins, une procession

Passe et bénit les champs, c'est les Rogations.

Les filles de Marie pareilles à des palmes

Chantent les litanies des saints d'une voix calme."

(Georgiques Chrétiennes, ch III - V.e M. Le Curé d'Ozéron, p.337-339).

            Voici encore une simple description de la cérémonie de l'Extrême Onction:

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            “C'est alors qu'ouvrant son livre, Monsieur le Curé d'Ozéron lit à haute voix les suprêmes exhortations. ‘Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le père Tout Puissant, qui vous a créée.’ Soudain s'élève une plainte pure comme d'une source... M. le curé d'Ozéron récite le De Profundis, puis, longtemps se recueille" (p. 74-75).

 

            III/ Cependant, si nous comparons ces endroits, à ceux dont nous avons parlé à l'occasion des contemporains de CHATEAUBRIAND (Voir l'Appendice du Génie) et auxquels ils ressemblent à première vue, nous devons avouer qu'un changement profond s'est opéré dans la conception liturgique de l'écrivain contemporain. Les personnages de l'époque actuelle possèdent une vie intérieure très développée et participent effectivement aux cérémonies liturgiques. La Messe célébrée par le Curé d'Ozéron ou la description détaillée d'une procession en rendent témoignage:

            “A Ozéron, dans la plénitude solaire et la joie des feuillages, le grillon, la fauvette et le merle se taisent pour écouter la voix du chantre rubicond, aux lunettes d'acier.

            In supremae nocte coenae

            Recumbens cum fratribus...

Ainsi, Seigneur, vous vous êtes mis à table avec nous, dans la nuit de la dernière Cène, et vous nous avez appelés vos frères.

            La brise court comme l'eau, les noisettes s'arrondissent, les joncs, le foin, la menthe, les campanules jonchent la rue. La procession passe comme balancée. Les pieds des enfants tantôt se précipitent, tantôt s'arrêtent. Et la bannière, au milieu de la rue avance. Des rameaux encore pleins de vie, coupés d'hier, tendent un voile vert contre les murs. Les champs de blé se dressent, là-bas, comme des tables magnifiques:

            Observata lege plene

            Cibis in legalibus...

            Voici des roses, une cascade de roses à l'angle du vieux mur, une cascade de roses rouges, comme s'il avait plu du feu. Voilà deux lys entre deux cierges aux flammes rousses. Un petit chat s'entoure de sa queue dont l'extrémité se tortille. Et le bon chien à qui les enfants avaient donné la croix d'honneur regarde le défilé. Son beau panache va et vient, il est un peu étonné. Tout cela fait partie du cadre de ce ciel qui ne méprise aucune créature, pas plus le chien ou le chat que la guêpe qui livre bataille au capricorne sous le chêne.

            Cibum turbae duodenae

            Se dat suis manibus...

            O mélodie bien heureuse. O vous qui vous donnez à manger, de vos propres mains, à ceux que vous avez choisis; il ne nous reste plus qu'à demeurer dans l'éternité.

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            Frappement régulier du tambour, et ce cri déchirant des trompettes, et l'inscription dorée qu'on lit sur la bannière qui avance toujours, avance lentement, avance en barrant la rue de toute la largeur de ses bras: "Mon fils, donne moi ton coeur". "Je vous le donne, prenez le! Mais qu'en ferez vous ? Seul vous pouvez en tirer quelque chose, puisqu'il vous contient, puisque vous êtes attaché tellement à lui que vous ne pouvez en être arraché sans que je meure. Tels sont les sentiments et les pensées de Bénigne durant cette procession du Saint-Sacrement... (Ch.XIII p.237-239).

            F. JAMMES nous découvre les sentiments que ses personnages éprouvent pendant les offices les plus divers, mais il ne nous fournit pas de longues analyses de leurs significations parce que les personnages qu'il met en scène ne les connaissent pas eux-mêmes. En revanche, il remarque pendant les cérémonies les détails les plus minces de la nature: l'extrémité même de la queue d'un chat ne lui échappe pas. HUYSMANS aurait qualifié une telle vie liturgique d'individualiste et de superficielle. F. JAMMES ne s'en soucie pas étant donné que la chose la plus chétive et la plus simple est une création de Dieu et de ce fait aussi intéressante que n'importe quel texte liturgique.

 

            IV - L'auteur des Georgiques Chrétiennes appartient toutefois à cette génération d'écrivains qui aiment et estiment la Liturgie. Les endroits nombreux parsemés dans ses oeuvres et ayant trait à la prière officielle de l'Eglise nous amènent à quelques considérations intéressantes. Le peuple des Basses Pyrénées subit l'influence de la Liturgie. A l'occasion de grandes fêtes, des familles entières se dirigent ensembles vers les églises pour y recevoir la Communion en commun. Le peuple connaît quelques mélodies du plain chant et les fait retentir pendant les cérémonies rustiques comme à propos des offices qui se déroulent dans leur église paroissiale:

            "Les bancs que ces derniers (fidèles) font vibrer de leur voix

            Soulignent le plain-chant du trait net de la foi.

            On croit voir s'élever alors par intervalles

            Les fabriciens scandant la prose dans leurs stalles

            Le moment s'approchait que l'on voudrait sans nom

            Ici bas l'homme l'a nommé: Communion

            L'âme battant de l'aile, à une aigle pareille,

            Atteint les régions que la Grâce ensoleille...

            Tous étaient là: le maître et l'aïeule et les autres,

            Tenant la nappe pauvre et pure des apôtres

            Et chacun à son tour recevait en son coeur

            Vous qui ne contient pas l'Univers, mon Seigneur".

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            La Liturgie joue donc un rôle important dans la formation religieuse des gens de la campagne. La signification devient encore plus profonde dans la vie du Curé du village. L'analyse psychologique des sentiments après la communion, que nous avons mentionnée en parlant de E. BAUMANN ne nous montre pas seulement la différence qui existe entre la vie intérieure d'un jeune homme élevé dans une grande ville (Daniel dans l'Immolé) et celle d'un paysan intelligent (le Curé d'Ozéron) qui entretient des relations fraternelles avec les beautés de la nature, mais aussi elle nous permet de jeter à la dérobée un regard dans l'âme et la formation liturgique de notre poète:

            "Voici l'intime instruction que le prêtre quotidiennement reçoit de son Dieu... Cette vue spirituelle pénètre dans le Coeur Sacré... Et cette âme pénètre dans ce Coeur, pressée au dedans par Lui qui l'a nourrie tout-à-l'heure, pressée au dehors par Lui encore qui est là et qui sert d'asile très humble aux Saints. Monsieur le Curé d'Ozéron les y cherche, les y trouve, leur parle." Puis suit une énumération exacte des principales parties des Litanies des Saints:

            "Et d'abord, il s'adresse à la Mère de Dieu, qui trône dans cette demeure transpercée. Dans ce coeur, Monsieur le Curé d'Ozéron parle aux Anges et aux Archanges dont les sourires de lumière louent Dieu sans cesse. Dans ce Coeur, il parle à Saint Joseph, aux doux patriarches qui sont la garde du foyer et du troupeau. Dans ce Coeur, il parle aux apôtres, simples comme Pierre, ardents comme Paul, et aux évangélistes qui ne disent pas ce qu'ils savent. Dans ce coeur, il parle aux disciples qui, au soir de l'Emmaüs, tristes, mais pressentant le lever de l'Amour, s'écrient: Restez avec nous car il se fait tard et déjà le jour baisse. Dans ce coeur, il parle aux Innocents. Dans ce coeur, il parle aux Martyrs qui s'endorment dans le sang et le feu, ainsi que des colombes dans le ciel d'automne. Dans ce coeur, il parle aux Pontifes, aux Confesseurs, et aux Docteurs, dont la sagesse est comme le sel incorruptible exposé au soleil. Dans ce coeur, il parle aux Prêtres et aux Lévites, dont les mains pures font descendre sur l'autel la flamme qui dévore les holocaustes. Dans ce coeur, il parle aux moines et solitaires, vêtus de neige ou de feuilles mortes, qui ont aimé leur soif et leur faim. Dans ce coeur, il parle aux Saintes qui, telle Madeleine, ont embaumé l'Eglise ou, telle Cécile l'ont baignée d'harmonie. Dans ce coeur, il parle aux veuves."

            La religiosité de F. JAMMES est donc plus pratique et moins esthétique; les Litanies des Saints lui fournissent l'occasion de s'exercer dans l'amour du prochain, sans se soucier à l'instar de HUYSMANS que telle ou telle invocation soit comparable à un rubis ou à une autre gemme précieuse. Le curé d'Ozéron s'ingénie à aider son prochain en laissant de côté tout ce qui parait l'en dévier.

 

            V - Il a cependant une autre passion: c'est l'amour de la nature. Tout ce qui se rapporte dans les textes à cette affection, lui reviendra continuellement à l'esprit et lui fournira l'occasion d'exalter la Liturgie. En face de la nature, il s'enthousiasme et s'exprime dans un style élevé qui nous rappelle la poésie de la Liturgie:

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            "Dès lors, ce petit fut familier avec le Fils de Dieu qui lui parlait, dans le beau cantique, le langage de la vallée :

            Soleil et lune, bénissez le Seigneur...

            Animaux domestiques et sauvages, bénissons le Seigneur." (p. 17-18)

            F. JAMMES nous cite en entier le cantique des Trois Enfants dans la Fournaise parce que celui-ci exprime avec la dernière exactitude son propre enthousiasme pour la nature:

            "La nature transfigurée en Dieu, les attirait, l'insecte et la fleur, tout ce que déjà Sylvain avait énuméré dans la fournaise d'amour du cantique d'action des grâces"(p.20). (41)

            En regardant sa fiancée, le futur curé d'Abrécave s'exclame :

            "Que vos créatures, Seigneur, sont admirables. Que le vase d'argile plein de l'eau du baptême est digne d'être aimé" (p.38-39).

            Le style des Psaumes y éclate de toute évidence: Nous y ajoutons encore une allusion au Cantique des cantiques qui est un des joyaux les plus précieux de la poésie du Bréviaire:

            "Je viens de la sévère montagne d'Abrecave, répondit l'homme avec tranquillité. Là reposent des cendres qui vous sont chères et qui vous attendent alors que les fleurs paraissent sur la terre, que le temps des chants est arrivé, que la voix de la tourterelle se fait entendre dans nos campagnes, que le figuier développe ses fruits naissants et que la vigne en fleur exhale son parfum...” (p.155).

 

            VI - Comme tout le sujet du roman Le Démon de Midi de PAUL BOURGET n'a été que le développement et le commentaire d'un verset du Psaume 90, ainsi le roman Monsieur le Curé d'Ozéron pourrait porter pour titre le verset suivant du cantique précité: "Benedicite, maria et flumina Domino."

            C'est en effet autour des perles, dont il s'agit dans le Curé d'Ozéron, que toutes les scènes de ce roman sont agencées avec une rare habileté. Le collier de perles donné en cadeau par une duchesse au Curé d'Abrecave a assuré, une fois vendu, le bonheur d'une foule de malheureux. Le testament du bon prêtre atteste lui-même toute la signification profonde du verset liturgique qui s'y rapporte:

            "Que ce cher ami, que je nomme mon exécuteur testamentaire se souvienne que chaque millier de francs représente ici une perle qu'a pleurée l'océan, de par la magnificence de Dieu, afin d'aider au pain quotidien des pauvres: Benedicite" (p.471).

            Ces perles qui ont soulagé tant de pauvreté, causée par la vie déréglée de quelques hommes, sont "les vierges sages de l'onde" qui payent "la rançon des filles de la terre". Cette allusion à une Messe d'une vierge non martyre nous prouve que F. JAMMES appartient à cette génération d'écrivains qui puisent presque quotidiennement leur nourriture spirituelle dans les textes liturgiques."(42)

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            VII - Déjà le fait important qu’il faut compter F. JAMMES parmi ces dans cette génération de convertis qui depuis BRUNETIERE et PAUL BOURGET n'ont pas cessé de donner une note spéciale à la littérature contemporaine en France, nous explique que même ce simple poète de la nature s'est abreuvé dans le courant liturgique de son temps. Il est vrai qu'il s'efforce de se débarrasser de l'intellectualisme qui a éloigné nombre d'écrivains modernes de la nature, comme par exemple HUYSMANS, pour raffermir la création visible sur ce piédestal dont on a failli la chasser. Aussi ne fait-il pas parade de ses larges connaissances liturgiques; il s'en sert tout simplement pour exprimer son enthousiasme pour la nature et il cite les textes de façon à ce que les simples villageois qui se meurent dans ces récits et qui en sont souvent les lecteurs, ne se sentent pas décontenancés en y trouvant des choses qu’ils ne connaissent même pas.

            Comme F. JAMMES est aussi un observateur avisé et pénétrant de la nature, il nous présente et nous décrit les cérémonies religieuses avec un style plein de comparaisons tirées de la nature. Dans la Messe dont nous avons transcrit des extraits plus haut, il compare les paroles de l'Evangile au bourdonnement des “abeilles qui composent leur nid dans la pierre” et les mains du prêtre élevées dans la lumière, à “la neige qui découlait sous un feu d'aurore”. Toutes les merveilles de la nature ne paraissent donc être là que pour rehausser l'éclat de la religion, et dans le cas que nous venons de citer, de montrer la beauté simple et majestueuse de la Liturgie. Ceci est en effet de l'essence de la poésie de F. JAMMES de nous montrer les affinités qui existent entre le monde naturel et celui d'ordre surnaturel. Cela lui à valu d'être classé par les historiens de la Littérature parmi ce groupe d'écrivains qu'on englobe sommairement sous le titre des "Réalistes mystiques".