LES  POETES  LYRIQUES

(LES  TRADITIONALISTES)

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

CHARLES BAUDELAIRE

(1821-1867)

 

 

            I - CHARLES BAUDELAIRE se rattache à VICTOR HUGO et annonce PAUL VERLAINE.

            II - En s'adressant à Satan ou bien à son amante avec des textes tirés de la Liturgie, il a le dessein de nous inspirer l'horreur ou de donner plus d'éclat à ses blasphèmes.

            III - Certaines cérémonies liturgiques lui viennent à l'esprit quand il se propose d'en tirer certains effets lyriques.

            IV - Le sens de la vue et de l'odorat étant chez lui extrêmement développés, il les utilisait dans ses poèmes qui ont trait à la Liturgie.

            V - Les allusions directes aux textes sacrés sont assez rares dans les Fleurs du Mal.

            VI - Conclusion

 

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            I - Nous pouvons répéter au sujet de l'auteur des Fleurs du Mal (1861) tout ce que nous avons dit de Lucrèce Borgia. Nous aurions pu placer CHARLES BAUDELAIRE tout à côté de VICTOR HUGO parce que considéré sous l'angle liturgique, il ne possède pas encore ces notions que les contemporains de DOM GUERANGER devraient avoir. Mais comme il est plus facile de comprendre le rôle que la Liturgie a joué dans la poésie de PAUL VERLAINE, après l’étude des Fleurs du Mal nous avons placé cet écrivain au début de cette série de poètes lyriques, dont nous allons entreprendre dès à présent l'analyse détaillée et précise.

 

            II - BAUDELAIRE a été saisi par cette vogue de satanisme qui a sévi plus de trente ans dans la littérature française. Il faut donc le ranger tout à côté des VILLIERS DE LISLE-ADAM, BARBEY D'AUREVILLY, et HUYSMANS.

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            Se servant de la Liturgie (qu'il ne connaît pas très bien), comme l'ont fait HUGO et les autres écrivains cités, il a le dessein d'éveiller en nous des sentiments d'horreur (a). Le satanisme liturgique trouve en ce poète lyrique son fidèle interprète. Le procédé dont il se sert est semblable à celui que nous avons étudié en parlant de HUYSMANS. En parodiant les textes sacrés ou en les appliquant à des sujets horribles, il évoque en nous des sensations d'horreur, de répulsion et de dégoût.

"O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

O Satan, prends pitié de ma longue misère

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

Du Ciel, où tu règnas, et dans les profondeurs

De l'Enfer, où vaincu, tu rêves en silence,

Fais que mon âme un jour, sous l'arbre de Science,

Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau, ses rameaux s'épandront...

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,

De génuflexions, de viandes et de vins

Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire

Usurper en riant des hommages divins"

                                                        (Bénédiction, V.e.Imprévu)

            Quand il s'adresse à Satan, auquel il rend des hommages divins, il le fait dans une terminologie empruntée à la Liturgie. Il s'adresse ensuite à son amante, (Madame SABATIER!), avec des paroles qu'on applique ordinairement à Dieu seul:

"J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,

Du fond du gouffre (ps.121) obscur où mon coeur est tombé.

C'est un Univers à l'horizon,

Où naquit dans la nuit l'horreur et le blasphème." (De Profundis)

 

            De telles allusions aux textes sacrés ne sont pas isolées dans les Fleurs du Mal. "Dépourvu du respect traditionnel" comme le dit avec justesse son dernier biographe M.FLOTTES, BAUDELAIRE n'a gardé “de sa formation catholique qu'un penchant à exprimer en langue religieuse des émotions profanes...”(p.71) (43). C'est ainsi qu'il emploie les attributs de la Sainte-Vierge pour honorer son amante.

 

(a) Nous ne parlons ici naturellement que de l'époque des Fleurs du Mal. Il faudrait étudier à part quel rôle a joué la Liturgie pendant son séjour en Belgique

 

 

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"Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous mon ange et ma passion

Qui telles vous serez, ô la reine des grâces

Après les derniers sacrements." (Une Charogne)

 

            III - Les quelques exemples que nous venons de citer montrent suffisamment que BAUDELAIRE se servait de préférence de la terminologie liturgique. Ce fut pour lui une sorte de "piment luxurieux" (a) en parlant des "anges" et des "sacrements" de la "veine des grâces" et de tant d'autres expressions tirées littéralement des textes sacrés.

            Bien mieux, des cérémonies toutes entières ayant vraisemblablement trait aux Saluts du Carême, lui venaient à la mémoire et il s'en servait pour exprimer ses propres émotions lyriques.

"Tu verras mes pensées, rangées comme des Cierges

Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges

Etoilant des reflets le plafond peint en bleu

Te regarder toujours avec des yeux de feu...

Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux

En vapeurs montera mon esprit orageux

Des sept Pêchés capitaux,

Te ferai sept Couteaux.

Je les planterai tous dans ton Coeur pantelant

Dans ton coeur sanglotant, dans ton coeur ruisselant.”

                                                                    (A une Madone)

 

            IV - Les allusions au culte du Sacré-Coeur et à celui de la Sainte-Vierge y sont transparentes. Tout commentaire serait superflu si ce n'est qu'il fallut mettre en relief que le sens de la vue a été développé chez BAUDELAIRE dans une telle mesure, qu'il ne serait pas hasardeux de prétendre que ses yeux buvaient pour ainsi dire les visions liturgiques.

            Il les utilisait dans la suite avec le dessein précis d'éveiller en nous ces sentiments étranges qui naissent ordinairement à l'occasion de l'application des termes sacrés à un sujet immoral. Le sens de l'odorat étrangement puissant chez ce poète absorbait avec passion tous les parfums dont on se sert à l'église pendant les cérémonies solennelles. Il en fait le même emploi que dans les cas précités:

"Lecteur, as-tu quelquefois respiré

Avec ivresse et lente gourmandise

Ce grain d'encens qui remplit une église...

De ses cheveux élastiques et lourds

Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,

Une saveur montait sauvage et fauve." (Fantôme II)(44).

 

 

(a) M. Mortier dans l'article cité de la Revue pratique d'Apologétique [15 Janvier 1918])

 

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            V - Les sensations acoustiques éveillées chez lui par la Liturgie sont loin d'atteindre chez BAUDELAIRE cette intensité de force que nous avons remarquée" à propos de son odorat. On en trouve dans Les Fleurs du Mal cependant quelques exemples, dont je ne cite qu'un seul, considéré son importance minime.

"Il le faut, pour gagner ton pain de chaque soir,

Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,

Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère." (Muse Vénale)

            Ses connaissances liturgiques étant extrêmement précaires à l'époque où il écrivit Les Fleurs du Mal, il ne faut pas nous étonner que ses réminiscences aux textes sacrés, à côté de ceux dont nous avons parlé, soient extrêmement rares (45).

 

            VI - Ce qui distingue donc BAUDELAIRE de ses prédécesseurs, c'est le raffinement des sens poussé chez lui à sa limite extrême. Pendant que ses yeux s'abreuvaient de toutes les couleurs éblouissantes et variées des cérémonies liturgiques, il respirait "avec ivresse" tous les parfums de l'encens qui remplissaient "une église". Cette sensibilité maladive unie à son penchement vers le satanisme est un des caractères les plus distinctifs de sa conception liturgique.

            Le satanisme le rattache à ses prédécesseurs; le grand rôle que joue dans sa poésie le raffinement des sens, poussé à sa dernière limite, annonce les vers de PAUL VERLAINE.