CHAPITRE XXII

 

PAUL CLAUDEL

 

 

 

            I - Ressemblance entre HUYSMANS et PAUL CLAUDEL.

            II - Deux sources dont nous disposons pour la compréhension liturgique de l'oeuvre de PAUL CLAUDEL. Notre tâche à nous.

            III - La part de la Liturgie dans sa conversion. Elle détermine sa vocation de poète chrétien.

            IV - L'univers accomplit une cérémonie liturgique. Nombre de ses poèmes furent composés après l'assistance à un office. L'influence de la Liturgie sur son style. Le Magnificat et le Processional.

            V - La différence qui existe entre les Liturgies intimes de VERLAINE et le Corona Anni Dei Benignitatis de PAUL CLAUDEL. Il nous y montre comment la Liturgie transforme sa vie intérieure.

            VI - La Messe de Là-Bas nous fournit sa conception philosophique de la vie. Analyse de cette oeuvre. L'Eucharistie est le point central vers lequel doit s'acheminer tout homme qui veut participer à l'Eternité dès à présent. La Liturgie est une des sources qui pourrait renouveler l'humanité déchue.

            VII - La récitation du Regina coeli dans L'Annonce faite à Marie nous ouvre une échappée de vue dans l'âme de Violaine et de Pierre de Craon. Anne Vercors parle d'un style liturgique et met en oeuvre les conseils de la deuxième Messe d'une Vierge non Martyre. L'idée mère est exactement la même dans L'Annonce faite à Marie et dans la cérémonie de la Prise d'habit. En quoi ces deux chefs d'oeuvre se distinguent entre eux. Ressemblance avec le Polyeucte de CORNEILLE.

            VIII - La Liturgie met le monde surnaturel à notre portée et rend le miracle "naturel". Elle remplace la Grâce dans le théâtre chrétien.

IX/ CLAUDEL a découvert à l'aide de la Liturgie ce monde surnaturel que ses prédécesseurs n'ont pu que soupçonner.

 

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            I - Nous allons aborder avec PAUL CLAUDEL un sujet qui offre à certains points de vue autant d'intérêt et autant de beauté que l'étude que nous avions entreprise en nous occupant de HUYSMANS. Ce grand écrivain est en effet pour la poésie lyrique ce que HUYSMANS fut pour le roman. En dehors de l'amour que tous les deux portent au Moyen Age, ils ont ceci en commun, que leur conversion est en grande partie redevable à leur intuition artistique pénétrante à un degré supérieur: elle leur découvrit le Catholicisme d'un seul coup dans l'art splendide de la Liturgie.

 

            II - L'étude des conceptions liturgiques de PAUL CLAUDEL ne présente pas beaucoup de difficultés parce que nous possédons deux sources d'une valeur de première importance qui facilitent notre tâche: le récit de sa conversion et le livre du R.P TONQUEDEC, qui consacre à ce sujet une profonde analyse. (a)

Le seul travail qui s'impose à nous, c'est de compléter les considérations de celui-ci en y ajoutant une étude détaillée sur La Messe de Là-Bas, et en faisant ressortir tout ce qu'il y a d'original et de magnifique au point de vue liturgique dans le "mystère" de L'Annonce faite à Marie.

 

            III - Nous pouvons discerner plusieurs étapes dans l'évolution liturgique de PAUL CLAUDEL. La Liturgie fut pour lui tout d'abord comme déjà pour BAUDELAIRE une sorte d'excitant luxurieux :

"Tel était le malheureux enfant, qui le 25 Décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettantisme supérieur, je trouverais un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents." (MAINAGE, Les Témoins du Renouveau Catholique, p.65).

            La Liturgie toucha ensuite son âme au point d'opérer son entière conversion: "C'est dans ces dispositions... j'assistai, avec un plaisir médiocre, à la grande messe. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, je revins aux Vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blanches et les élèves du Petit Séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat.

            Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon coeur fut touché et JE CRUS. Je crus d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute... Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l'Adeste ajoutait encore à mon émotion" (ibid., p.66).

 

(a)Ce critique littéraire est le même dont nous avons fait connaissance à propos de LOUIS MERCIER. Nous y avons déjà admiré l'intérêt particulier qu'il témoigne pour l'art liturgique).

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            Tandis que les chants religieux lui causèrent des délices incomparables, l'art magnifique concentré dans les offices déclenche enfin sa vocation de poète chrétien :

            "Je passais tous mes dimanches à Notre-Dame, et j'y allais le plus souvent possible en semaine...le drame sacré se déployait devant moi avec une magnificence qui surpassait toutes mes imaginations. Ah! ce n'était plus le pauvre langage des livres de dévotion. C'était la plus profonde et la plus grandiose poésie, les gestes les plus augustes qui aient jamais été confiés à des êtres humains. Je ne pouvais pas me rassasier du spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s'inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon coeur. La lecture de l'office des Morts et celui de Noël, les spectacles des jours de la Semaine Sainte, le sublime chant de l'Exultet, auprès duquel les accents les plus enivrés de Sophocle et de Pindare me paraissaient fades, tout cela m'écrasait de respect, de joie, de reconnaissance, de repentir et d'adoration! Peu à peu, lentement et péniblement, se faisait jour dans mon coeur cette idée que l'art et la poésie sont aussi des choses divines et que les plaisirs de la chair, loin de leur être indispensables, leur sont au contraire un détriment." (ibid., p.69-70)

 

            IV - Dans un chapitre entier intitulé "Le Monde surnaturel", M.TONQUEDEC (PAUL CLAUDEL, p.69-100) consacre une large place aux traces que la Liturgie a laissé dans l'oeuvre de PAUL CLAUDEL. Nous allons en extraire les endroits les plus marquants, étant donné que l'éminent critique a abondamment épuisé son sujet. Il y dénote les traits les plus saillants de ce qui constitue la grandeur du poète et montre de quelle manière se reflètent dans son oeuvre les relations du monde naturel avec l'univers surnaturel:

            "Le culte public présente à l'artiste, enlacées ou plutôt transparaissant l'une dans l'autre les deux beautés qui l'ont surtout ravies: celle du monde physique et celle du monde surnaturel. Son goût pour le symbole se trouve ici comblé, il en possède un trésor inépuisable qu'il exploite avidement." (p.89-90). Tous les mouvements dans l'univers lui paraissent être un véritable acte liturgique. "La marche des mondes sans l'espace, la révolution des heures, des jours et des saisons sont comme des phases d'une interminable cérémonie qui se déroule à la gloire de Dieu". "Et c'est peut-être là... une des raisons qui font abonder sous la plume de PAUL CLAUDEL même dans ses ouvrages les plus neutres en apparence, tant d'expressions religieuses, tant de formules. C'est qu'à ses yeux, le monde accomplit à la lettre un acte de culte. La Connaissance de l'Est nous fait assister à une véritable Liturgie de la nature.”  "Je ne perds rien de l'auguste cérémonie de la journée". Les averses bruissent, "et tendant l'ouïe, ...je médite le ton innombrable et neutre du psaume". "L'air jouissant d'une parfaite immobilité, l'heure où le soleil consomme le mystère de Midi". "Le retour périodique de cet astre, c'est l'éternelle Epiphanie"(p.78-79).

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            Nous avons vu CLAUDEL très attentif à noter le moment de l'année où se passe une action. Il est souvent non moins soucieux de préciser la saison et la minute liturgique. Et de ce synchronisme, il tire des effets poétiques les plus saisissants. Qui ne se rappelle cette scène merveilleuse de l'Annonce faite à Marie, où la joie de Noël descend avec les paroles de l'Office, sur la terre triste endormie dans la neige, et pénètre la pauvre cabane de Violaine devenue lépreuse: "Hodie nobis de coelo pax vera descendit, hodie per totum mundum melliflui facti sunt coeli" (p.91-92).

            M. TONQUEDEC ajoute une constatation qu'il faut bien retenir si l'ont veut aboutir à la compréhension équitable de l'oeuvre de CLAUDEL: "Certaines pièces ont dû être jetées sur le papier au sortir de la prière, ou de la communion, au retour de l'Office"(p.81).

            PAUL CLAUDEL pénètre ensuite par la Liturgie dans les régions du monde invisible : "Au soir de la Toussaint, le poète lit l'Office des Morts et la présence invisible des âmes souffrantes se révèle à lui... Cela n'est point une pochade faite ‘de chic’. Quiconque a récité l'Office des Morts en retrouve dans ces vers l'impression frissonnante"(p.82-83).

            Comme la Liturgie avait formé son âme, rien d'étonnant que son style s'en ressente: "J'ai dit qu'il écrivait d'instinct dans le style liturgique". Il faut ajouter qu'il emploie avec prédilection les comparaisons tirées de la Liturgie.

En voici quelques exemples qui étayent les paroles du R.P. TONQUEDEC :

            "Combien mon coeur est lourd de louanges et qu'il a de peine à s'élever vers nous. Comme le pesant encensoir d'or tout bourré d'encens et de braise" (Cinq grandes Odes, p.84).

            "La voici solennellement à la ressemblance de la mort qui va recevoir pour le labeur d'une autre année ordination. Comme le prêtre couché sur la face entre ses deux assistants, comme un diacre qui va recevoir l'ordre suprême" (ibid., p.97).

            "Tout était blanc, comme un prêtre vêtu de blanc" (ibid., p.98).

            "Ce n'est pas l'Invitatoire de Matines, ni le Laudate dans l'ascension du soleil et le cantique des Enfants dans la fournaise..." (ibid., p.111).

            "La pensée de la maison de Dieu", continue l'éminent critique, "le hante comme le Psalmiste. Les souvenirs des rites sacrés, des objets du culte, des pratiques de la piété remontent de toutes parts à sa mémoire, lui fournissent des images, des rapprochements, des allusions sans nombre..." (p.89-90).

 

"L'ange de Dieu une fois par an

S'en va prendre le ciboire d'or sur l'autel et se dirige vers le peuple défunt,

Tel qu'un prêtre vêtu d'une chasuble d'or qui précédé de l'acolyte avec un cierge s'en va vers la barre de communion.

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Avec un ciboire tout rempli et débordant de nos bonnes oeuvres consacrées par Dieu,

De nos suffrages, et de nos mortifications, et de chapelets récités et de messes offertes" (ibid., p.182).

 

            Le poète exulte ensuite dans le Magnificat de s'être délivré des fausses idoles de la Science et de la vie moderne et d'avoir trouvé le véritable Dieu. Il développe ainsi le texte liturgique et l'applique en méditant à son cas particulier. Son Processional est au contraire une espèce d'action de grâce, où CLAUDEL remercie Dieu de ces bienfaits. C'est en même temps comme une confession de la foi traditionnelle qui nous fait penser à la Messe de Là-Bas. Ce poème, entrecoupé de versets évangéliques et du Gloria est couronné par le Symbole de St.Athanase.

 

            V - Il n'y a rien, en effet, dans ces deux derniers poèmes qui fût à même de nous dévoiler quelque chose d'exceptionnel. Force est donc de nous acheminer tout droit vers le recueil Corona Anni Dei Benignitatis (1914) dans lequel PAUL CLAUDEL a fixé ses propres méditations à l'occasion des fêtes principales de l'année liturgique. C'est le même sujet que nous avons mis en relief lors des Liturgies intimes de VERLAINE. Il existe toutefois une différence notable entre la poésie de ces deux écrivains. Tandis que chez celui-ci les impressions lyriques ne sont que l'écho spontané de diverses cérémonies du culte et qu'ils n'ont pas beaucoup d'efficacité sur la transformation de sa vie morale, les poèmes de CLAUDEL nous laissent entrevoir cette âme où la Liturgie joue le rôle d'un engin puissant qui renouvelle tout l'être humain. PAUL CLAUDEL s'est efforcé de revivre les principaux mystères de l'année liturgique, “de s'y rendre présent, de les introduire dans sa vie actuelle, de faire aboutir et éclore dans leur atmosphère ses soucis et ses préoccupations du jour"(TONQUEDEC, p.13). Il y trouve de grands et de beaux exemples qui lui tracent des modèles grandioses à imiter.

            Le recueil Corona Anni Dei Benignitatis est ensuite "un bréviaire historié de poésie, un missel enluminé, une Année liturgique en couleurs. Il y a là des hymnes pour les diverses fêtes, où toujours la nature montre son visage changeant, sous l'auréole, mobile aussi, que lui font les manifestations du monde de la grâce. Il y a là des prières pour le Chemin de la Croix, et douze images d'apôtres qui ressemblent aux vieilles gravures sur bois expressives et grossières, composées de traits sans nombre." Il y a même des "signets entre les feuilles", tel que le memento mortuaire de Charles Louis Philippe” (ibid., pp.91-92). Enfin, quelques poèmes "sont comme des petits grotesques que la sculpture médiévale plaçait en certains coins d'une belle église toute recueillie. Le sourire se mêle à la prière, la piété et la drôlerie se fondent intimement..." (p.87).

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            VI - Nous avons montré à propos de PAUL VERLAINE les reflets artistiques que les diverses parties d'une Messe ont jeté sur la vie intérieure de cet écrivain. Nous pouvons nous arrêter sur le même fait en étudiant l'oeuvre de PAUL CLAUDEL. Si, comme il est d'ailleurs naturel, nous ne trouvons pas chez lui cette musique suave et harmonieuse associée à des couleurs et des parfums exquis, que nous avons admiré dans les poèmes de VERLAINE, CLAUDEL en revanche, nous fait saisir au vif la force doctrinale de la Liturgie. La Messe de Là-Bas est en ce sens un véritable chef d'oeuvre; elle nous trace toute la philosophie de la vie humaine considérée sous l'angle chrétien,- le seul qui compte pour CLAUDEL. Pour se suggérer durant une Messe la vérité du Christianisme, le poète dut passer par plusieurs états différents; nous allons en relever les plus notoires.

PAUL CLAUDEL qui se trouve toujours en voyage en qualité d'employé diplomatique, est toujours hanté par le sentiment d'une solitude inexprimable.

            "Il y a un homme qui est professionnellement hors de tout et son domicile est de n'être pas chez lui. Nulle tâche n'est en propre la sienne, c'est lui éternellement l'Amateur et l'Invité partout et le Monsieur précaire: “L'exil seul lui enseigne la patrie" (p.32).

            Toutes les choses périront, ce sont les pensées qui roulent dans sa tête, même celles qu'il aime le plus, sa femme, ses enfants: "Tout cela est pareil une fois de plus à ces choses qui n'ont jamais été"(p.7).

            Tout l'univers sera bientôt passé, comme s'il n'avait jamais existé. La vie d'exilé que CLAUDEL mène lui suggère la conviction qu'il n'y a pas de patrie sur terre; elle doit être ailleurs où l'homme ne se sentira pas tel qu'un exilé. Si donc toute la vie qui l'entoure doit bientôt passer, il faut s'en détacher complètement comme les soldats de leur sang et chercher où se trouve la vérité qui explique le sens de la vie:

            "Ce corps, il ne tient pas tellement à nous qu'il n'y ait moyen de le secouer! Ce sang, les soldats de France sont là pour dire qu'il y a moyen de le répandre" (p.34).

            "Ton siècle étant redevenu païen, tu avais à recommencer la recherche et l'attente avec ta vie. Des hommes de l'Ancien Testament qui marchaient à la rencontre du Messie" (p.43).

            La nourriture que l'homme prend n'étant qu'une apparence vaine et imaginaire, il faut de même s'en détacher: "Ce pain dérisoire sur ma table, ce vin fugitif, c'est comme si je communiquais à rien" (p.33).

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            "Mon Dieu, je vous offre ce grand désir d'exister! Mon Dieu, je vous offre ce grand désir d'échapper au hasard et à l'apparence" (ibid.).

            Le désir de combler, d'unir son être périssable à quelque chose d'immortel et d'éternel le hante sans cesse.

            C'est la Messe qui indique à l'homme la voie à prendre si l'on veut participer à l'éternité. Les pièces liturgiques et l'Evangile contiennent la vérité:

            "Un livre est là, sur l'autel qui contient tous les secrets de la vie et de la mort" (p.21).

            "A travers les articles éternels" (du Credo) tout cela qui nous est révélé, il nous semble que nous l'avions toujours su, tellement c'est humain et familier" (p.24).

            Si l'homme accommode sa vie aux préceptes que lui donne la Liturgie, il acquiert la vraie liberté et devient ainsi un principe de vie: "Il est comme le commandant d'un bateau de guerre qui a pris son poste dans le blockhaus. Il écoute et tous les moyens sous lui, sont autour de lui qui l'attendent lui même, qui est énergie et cause"(p.23).

Sa position sociale est en même temps déterminée et il ne lui reste qu'à écouter sa conscience éclairée par les principes évangéliques.L'homme devenu chrétien sera donc: "Un père de qui sont complètement ses fils, des enfants qui sont complètement à leur père. Des frères sous le même toit ensemble, une mère admirable et charmante"(p.14).

            Va vers l'oeuvre qui t'est appropriée sans que tu la comprennes et qui est bonne. Comme l'abeille qui ne sait rien, mais qui a à la fois le sentiment de la fleur et celui de l'hexagone.

            C'est bon de savoir qu'on est dans le principe avec qui toutes choses sont naturellement en harmonie"(p.85).

Les sacrements qui font partie intégrante de la Liturgie donneront à l'homme la force nécessaire pour ne pas succomber dans sa marche pénible. Quant au sacrement de l'Eucharistie, il satisfera pleinement toutes ses aspirations parce qu'il le fera participer à l'éternité, en lui rendant la possibilité d'étreindre la substance à travers les accidents. La Liturgie lui fournira donc: "Du pain qui est vraiment du pain et qui nourrit, de l'eau véritablement qui lave, du feu véritablement qui échauffe, qui éclaire et qui détruit" (p.25).

            "Ce que tu cherchais si loin, Eternité dès cette vie accessible à tous les sens, lève les yeux et tiens les fixés devant toi, c'est là, et regarde l'Abîme dans la montagne "(p.39).

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            "Le voile des choses pour moi sur un point de vue est devenu transparent. J'étreins la Substance Eucharistique enfin au travers l'Accident" (p.40).

            Nous rencontrons, en vérité, dans la Messe de Là-Bas les parties les plus importantes d'une Messe dans leur réelle succession. CLAUDEL qui connaît bien le texte liturgique n'y pense pas beaucoup dans ce cas, mais il rattache ses considérations personnelles, sur sa vie à lui, sur celle de son ami RIMBAUD, et de sa Nation, au développement de la cérémonie du Sacrifice. La messe lui fournit tout un programme de vie, en lui montrant ce qu'il doit faire, s'il veut donner à son activité un sens profond et vrai et s'il veut rétablir l'ordre moral perverti depuis quelques siècles. La Liturgie est donc selon CLAUDEL une des sources vivificatrices qui seraient à même de renouveler l'humanité déchue.

 

            VII - Il ne nous reste à présent qu'à analyser le mystère de l'Annonce faite à Marie (1912), l'oeuvre qui avait soulevé, lors de sa première représentation un ouragan d'enthousiasme, si bien qu'on comparait le souffle poétique qui l'anime à ce qu'il y a de meilleur dans SOPHOCLE et dans SHAKESPEARE.

            Nous allons saisir sans retarder le vif de la question et passer sous silence toutes les beautés de l’oeuvre n’ayant pas trait à la Liturgie.

            L'influence de la Liturgie sur ce mystère est susceptible d'être considérée sous plusieurs aspects. Les sons de l'Angélus ( Regina coeli ) tout au commencement de la pièce (p.16-17) nous plongent déjà dans une atmosphère de mystère. L'on se sent du coup transporté par cette joie extatique suggérée aux spectateurs par l'apparition transfigurée du CHRIST ressuscité. Les personnages qui s'abandonnent à cette antique antienne, Violaine et Pierre de Craon, se replongent dans ce monde surnaturel qui l'emporte pour eux sur tous les attraits du monde visible. Grâce à la prière récitée par eux, CLAUDEL nous ouvre une échappée de vue dans leur vie intérieure. Les paroles prononcées par le père de Violaine, par Anne Vercors, nous rappellent ensuite par leur style un endroit qui nous fait penser à l'hymne Caelestis urbs Jerusalem:

"Je ne suis pas seul ?

C'est un grand peuple qui se réjouit et qui part avec moi!

Le peuple de tous mes morts avec moi

Ces âmes l'une sur l'autre dont il ne reste plus que la pierre, toutes ces pierres baptisées qui réclament leur assise."

            L'attitude d'Anne Vercors comme homme et comme mari nous rappelle tout spontanement l'Epître de la deuxième Messe d'une Vierge non Martyre, (a) étant donné que ce vieillard quitte sa famille pour “les choses du Seigneur."

 

 (a) Epître I. Aux Corinthiens(7,25-34): "Voici donc mes frères ce que je vous dis: Le temps est court, il reste donc que ceux même qui ont une femme, soient comme n'en ayant point..."

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            L'idée même du "mystère" que HUYSMANS eût qualifié du nom de "substitution mystique" est la même qui est exprimée d'une manière magistrale dans cette cérémonie de Prise d'habit (V.Pontifical!) dont nous avons parlé à propos d'En Route. Violaine expie les péchés d'autrui de la même manière que toute bonne moniale après l'oblation d'elle-même dans la cérémonie liturgique que nous venons de signaler.

            Tandis que le texte de la Prise d'habit ne nous montre pas encore la conversion des pécheurs effectuée par les victimes réparatrices, nous voyons dans l'Annonce faite à Marie les fruits du sacrifice de Violaine. Mara, sa méchante soeur qui l'a tuée, avoue après la mort de Violaine :

"O Jacques, je ne suis plus la même. Il y a en moi quelque chose de fini.

Il y a quelque chose de rompu en moi." 

            Le sacrifice de Violaine a arraché au ciel la grâce de la conversion de sa soeur Mara. C'est le même fait qui nous explique dans Polyeucte de CORNEILLE la conversion du tyran Félix avec cette différence notable que l'allusion au texte liturgique complètement transparente chez CLAUDEL, nous rend le changement subit dans l'âme de Mara  nécessaire et très naturel du point de vue psychologique, tandis que la conversion de Félix dans l'oeuvre de CORNEILLE paraît au contraire être marquée du sceau du "Deus ex machina". (a)

 

            VIII - Quand nous voyons Violaine apparaître (p.83) dans le "costume des moniales de Monsanvierge, à peu près, moins le manipule, le costume qu'elles portent au choeur, "la dalmatique du diacre qu'elles ont privilège de porter, quelque chose du prêtre, elles-mêmes hosties...", l'auteur d'un seul coup rend présent à notre esprit ce monde invisible qui a le pouvoir de transformer les âmes et d'opérer des changements dans la vie réelle. Même le miracle qui est considéré sur le théâtre profane à juste titre comme un "Deus ex machina" ne sort pas dans le théâtre chrétien  des lois qui régissent l'action. La seule chose qui est compliquée pour le dramaturge chrétien, c'est de faire baigner l'action dans le surnaturel. CLAUDEL n'a pas su mieux faire que de donner à l'Annonce faite à Marie un fond liturgique qui possède cette capacité exceptionnelle de nous rendre présent le monde surnaturel, c'est-à-dire celui qui selon lui joue le rôle principal dans la vie actuelle. Regardons donc de plus près cette ingérence du surnaturel dans les lois de la nature et relevons la part qu'y tient la Liturgie.

 

(a)"Je m'y trouve forcé par un secret appas;

Et je cède à des transports que je ne connais pas;

Et par un mouvement que je ne puis entendre,

De ma fureur, je passe au zèle de mon gendre

C'est lui, n'en doutez point dont le sang innocent

Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant;

Son amour épandu sur toute la famille

Tire après lui le père aussi bien que la fille." (Polyeucte, vers 1769-1776)

 

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            A la fin du troisième acte à l'heure des Matines de Noël, Mara exige de Violaine de ressusciter son enfant mort. Comment peut-elle oser demander une telle chose? C'est parce qu'elle sait que Violaine est une victime réparatrice dont l'âme est plongée dans le royaume de la Grâce. Qu'est ce qui se fait dans ce monde là? Quels sont les sentiments généraux qui unissent ces régions? La Liturgie qui est son miroir fidèle nous le dit: "Hodie nobis de coelo pax vera descendit, hodie per totum mundum melliflui facti sunti coeli... Hodie illuxit nobis Dies redemptionis novae, reparationis antiquae felicitatis aeternae... O magnum mysterium et admirabile sacramentum ut animalia viderint Dominum jacentem in praesepio...” Voici que je vous annonce une grande joie... (a)

 

Cette immense joie suggérée par la Liturgie, mais causée par la naissance d'un Enfant, qui est à la fois le Sauveur et le Maître absolu de l'univers, fournit à Violaine l'occasion de lui demander une chose très simple: la résurrection de l'enfant mort de Mara. Elle est exaucée et nous éprouvons la sensation qu'une chose bien naturelle et peu extraordinaire se soit produite.

            Le miracle qui tenait une place importante dans le théâtre médiéval fut donc, grâce à l'emploi de la Liturgie réhabilité par PAUL CLAUDEL dans le drame contemporain. Par ce fait important, l'influence salutaire de la Liturgie sur la littérature moderne paraît avoir atteint son apogée: la scène de Noël dans l'Annonce faite à Marie est le couronnement de cette multitude d'oeuvres littéraires qui ont bénéficié de la Liturgie. Alors qu'elle ne joue ailleurs, excepté chez PEGUY, qu'un rôle plutôt décoratif et ne fait que rehausser les effets poétiques de nombre de scènes littéraires, elle est arrivée chez CLAUDEL à prendre une part active à l'action du drame lui-même. Elle est devenue l'instrument dont se sert la Grâce, comme d'une personnalité, pour compléter l'action dramatique et pour jeter une nouvelle lumière sur le déploiement des forces vitales.

 

            IX - Nous pouvons résumer nos considérations sur PAUL CLAUDEL en affirmant qu'il est pour la poésie lyrique ce que fut HUYSMANS pour le roman. Il est le poète liturgique par excellence qui nous donne dans ses poèmes des fragments de sa vie intérieure. Ce sont des élans vers Dieu Créateur de l'univers et vers le CHRIST eucharistique qu'il reçoit souvent. Ses aspirations mystiques ne paraissent pas porter à première vue un cachet très original; pour la bonne raison que CLAUDEL s'est approprié le langage liturgique dans une telle mesure que les prières et les paroles évangéliques, les versets d'Hymnes ou de Psaumes lui reviennent sans cesse sous la plume (57).

            "Le verset rimé qu'il affectionne rappelle également certaines proses du Moyen Age" (VALLERY-RADOT, p.255).

 

(a) Nous ne citons que quelques réponses: Mara lit à haute voix les pages suivantes de l'Office de Noël: 1ère, 4ème et 7ème leçons; les répons I° IV°, VII°, VIII°, et ST. LUC 2,1-14(Extraits)

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            La Messe lui fournit tout un programme de vie et lui indique les moyens qui seraient à même de renouveler l'humanité entière. Le Pontifical (de benedictione et consecratio virginum) inspire le mystère de l'Annonce faite à Marie et la Liturgie y prend une part active en nous suggérant le sentiment de la présence du monde surnaturel et en servant d'instrument à l'action de la Grâce. Par ce fait, la série d'oeuvres que nous avons analysé le long de notre étude est magnifiquement couronnée.

            PAUL CLAUDEL a trouvé avec un tour de génie ce que les CHATEAUBRIAND, HUGO, BARBEY D'AUREVILLY et BAUDELAIRE ont à peine soupçonné. Il a mis à notre portée, dans l'art chrétien, ce monde de mystère qui n'évoquait que des sentiments d'effroi et d'incertitude à ceux qui ne se rendaient pas bien compte de son véritable contenu. Il a montré par l'emploi de la Liturgie, que le "fatum" n'est pas la seule réalité extraterrestre; que les réalités qu'on désignait habituellement par les mots "forces mystérieuses" faute d'une expression plus exacte ne sont pas si simples qu' il a paru à première vue. CLAUDEL a montré en attirant la Liturgie dans le domaine de son art, que ces "forces mystérieuses" renferment un univers de variétés et de richesses presque inexplorées jusque là; un univers dont la causalité de ses lois magnifiques et merveilleuses, quoiqu'elles paraissent souvent flotter sous un voile à peine transparent, n'est pas cependant moins vraie et moins réelle.