CHAPITRE XXVIII

 

LES TEMOIGNAGES DES GUERRIERS

 

 

            I - Introduction

            II - HENRI GHEON: les actes liturgiques de son enfance. L'influence qu'elle exerce sur lui. Les cérémonies brillantes pendant lesquelles les fidèles imploraient la délivrance de Paris le touchaient par leur contenu à la fois national et artistique .

            III - Il assista au front à la messe et se vit placé devant le problème religieux. Pour devenir le véritable frère de ceux qui meurent pour la France, H. GHEON veut participer au sacrifice de la Messe exactement de la même manière que ses frères d'armes.

            IV - Sa conversion s'accomplit au jour mémorable de Noël.

            V - Le lieutenant de vaisseau PIERRE DUPOUEY sert la Messe devant ses hommes. Il est sensible au côté esthétique des messes du front.

            VI - La Liturgie lui explique le sens des cataclysmes dont il est le témoin et même l'auteur.

            VII - Le côté lyrique de la Liturgie lui convient particulièrement.

            VIII - Le courant liturgique s'entrecroise sans cesse tout au long de l'histoire française avec le courant national et celui des phénomènes des conversions; les oeuvres des écrivains liturgiques analysées en vingt sept chapitres l' ont démontré.

 

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            I - Nous avons parlé en effet au cours de notre étude du rôle de la Liturgie dans l'oeuvre des écrivains les plus hétérogènes: des romanciers comme des poètes lyriques, des journalistes, des politiciens (VEUILLOT), des philosophes (HELLO), et des promoteurs de réformes sociales (COPPEE), ainsi que des convertis proprement dits (voir MAINAGE et WALCHEREN etc.). Nous ne pouvons pas refuser de consacrer un chapitre spécial au type d'homme qui vient de jouer ces dernières années un rôle très important pour les destinées de la France en danger - le guerrier.

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            II - HENRI GHEON mérite en effet ce titre. Aussi nous arrêterons-nous surtout à ses oeuvres de guerre - L' homme né de la guerre, Témoignage d'un converti (1919) - , en laissant de côté son oeuvre dramatique et les explications liturgiques qu'elle pourrait nous suggérer (63).

            Dès sa plus tendre enfance, il subit, à l'instar de la majorité des jeunes Français, l'empire de la beauté liturgique.

            "On avait mis ses habits neufs et on se rendait à l'église comme au spectacle. Ah! l'orgue, le chantre, le "serpent", le suisse en baudrier brodé et en bicorne, le curé en dentelle et en brocart. Les buissons des cierges! L’encensoir fumant! Les rayons d’or et l’ostensoir!  C'était le luxe de chaque semaine." (p.12) “... Ma mère, ma soeur et moi nous dévidions à la file le Pater, l'Ave Maria, le Credo, le Confiteor et le nom des parents défunts"(p.11). La communion et la confirmation furent les actes les plus importants de sa vie d'enfant:

            "Ma première communion et ma confirmation dans la foi comptent vraiment comme des actes d'importance"(p.12).

            Après avoir abandonné la pratique de la religion dans les orages d'une vie agitée, HENRI GHEON recommença à s'y intéresser durant la guerre mondiale. Il fut frappé à l'arrière du front par le déploiement splendide des cérémonies religieuses lors des vicissitudes interminables de la guerre :

            "La châsse précieuse de sainte Geneviève, notre palladium, et les reliques de nos saints allaient sortir du porche" (de l'église de Notre Dame de Paris) "et sans passer la grille, processionner devant le peuple chrétien ... ce fut très beau. Suivant les bannières de soie brodée, les reliquaires et les figures d'or couronnées ou mitrées s'avançaient hors du gouffre d'ombre où scintillaient les cierges et les sombres grenats d'un vitrail ... L'archevêque cardinal Amette, montant sur une petite chaise adossée au portail, harangua et bénit la foule... Quelle grandeur, quelle certitude! On sentait vingt siècles derrière lui ...” (p.37-38).

            L'intérêt national l'emportait encore chez lui sur les préoccupations religieuses. Il l'avouait lui-même: " J'étais prêt à participer à la communion de l'instance et de la supplique, dans un esprit purement national"(p.38).

            Comme la Liturgie appartenait au patrimoine national de la France, et quoique encore irréligieux, il était naturel que H. GHEON l'aimât et y participât avec ferveur. (Comp. avec BARRES!)

 

            III - Arrivé au front, il assistait chaque dimanche à cette messe, où il y avait "un grand nombre de soldats anglais en laine fauve"(p.147).

 

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            Touché par l'assistance fervente de ces jeunes gens et tout particulièrement par l'irrespect humain d'un officier anglais, ainsi que par la splendeur des "chants liturgiques par les grandes orgues voilées"(p.148), et par tout le charme que distillent les grand-messes, H. GHEON se vit placé par une force irrésistible devant le problème religieux :

            " Le suivant, je me laisse prendre à la douceur pastorale de l'orgue qui est tenu par un véritable musicien, à l'accord étonnant d'ardeur que crée au fond du choeur doré le voisinage d'une chasuble vert émeraude avec les robes rouges des enfants de choeur; le tout compose une façon de paradis dont j'analyse les savoureuses délices."' (p.148)

            Aussi voulut-il faire acte de Français - comme LOUIS BERTRAND pendant son voyage en Orient (a) en se joignant à ses frères d'armes pour participer aux offices liturgiques dès la première occasion favorable. Il nous a décrit cet apprentissage liturgique:

            " Je veux - et de quel droit, pêcheur? - que le prêtre à l'autel prie sans exception tous les mots de la liturgie, ces mots magiques dont j'ignore le sens, puisque je n'ai pour les suivre aucun livre et que je n'éprouve pas, du reste, le désir d'en posséder un. Si vous me demandez comment j'entends la messe, je vous réponds passivement, porté par le chant successif du Kyrie qui est la supplication, du Gloria qui est la joie, du Credo qui est l'assurance, de l'Agnus Dei qui est la douleur, avec un temps de silence qui est l'adoration et quelques fois l'obéissance ...”(p.179).

            H. GHEON aimait de tout son coeur de patriote ces " officiers et soldats à peine sortis du carnage " et qui " allaient y entrer demain ", et il voulut ainsi saisir cette énergie motrice de caractère purement spirituel qui se manifestait en dehors par le don entier de leur vie:

            "Par sympathie, je les imite, je tâche à mesure d'épouser leur émoi profond, sans être tout à fait de leur confession, j'y participe. Ainsi, j'abreuve de leurs larmes mon amour encore réticent" (p.179).

            Le sentiment patriotique uni à l'admiration pour les beautés liturgiques et aux souvenirs d'enfance (64), le poussèrent vers le catholicisme de concert avec plusieurs autres éléments, qu'il n'est pas de notre ressort de relever.

            En retraçant ces souvenirs, H. GHEON ne trouve assez d'expressions pour exalter la Liturgie, tant elle l'a rendu heureux au milieu des horreurs de la guerre. Saisi d'un transport d'enthousiasme liturgique, il s'écria: Béni soit Dieu qui m'attira dans ce guet-apens adorable et qui m'amène à sa Mère si tendre" (p.180-181).

 

            IV - La conversion finale de ce guerrier s'effectuera sous les auspices de la Liturgie. Ce sera à l'occasion de cette fête mémorable de Noël qui avait vu naître la France et qui fit ressusciter à PAUL CLAUDEL l'enfant de Mara (Annonce faite à Marie) que notre guerrier deviendra chrétien et frère de ceux qui vont braver courageusement une mort certaine:

 

(a)V.e. Mainage p.130

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            "La voix du prophète l'annonce: Laetantur coeli, et exultet terra ante faciem Domini : quoniam venit. Il vient, il naît. O nouvelle naissance de mon âme! Actions de grâce confondues pour le bienfait commun et pour le bienfait personnel, pour le bienfait permanent de vingt siècles et pour le bienfait de ce jour... C'est à Noël dans la basilique primitive de Reims, à l'endroit même où Dieu, hélas, n'a plus de toit pour s'abriter, que Clovis, père de la France, courba la tête devant St-Remi et reçut le très Saint Baptême. C'est à Noël que fut scellé le pacte entre Dieu et notre pays de France née avec Dieu, France née en Dieu, ô prodige" (p.211).

            "O vous qui Le" (le Christ) "verrez demain", cria-t-il, "vous que j'ai le droit d'appeler mes frères ayant un même Père au ciel, soldats français du Christ, entonnez avec moi le chant des louanges: "Cantate Domino canticum norum quia mirabilia fecit" (p.212; V.e., p.119-121, 130-131).

 

            V - Nous ne nous sommes pas contentés de l'analyse d'un seul guerrier. Mais pour intéressante que fut sa vie sur le champ de batailles, elle ne nous présente qu'une seule face de l'influence de la Liturgie sur le guerrier du vingtième siècle. Pour combler cette lacune, nous allons attirer dans le domaine de nos considérations les Lettres (Correspondance, 10 Juin 1919) du "centurion liturgisant", PIERRE DUPOUEY, tombé sur le champ de bataille le 3 Avril 1915.

            Nous allons relever tout d'abord les traits communs unissant ses conceptions liturgiques à celles de son ami HENRI GHEON qui lui a rendu un hommage touchant dans le livre que nous avons analysé il y a quelques instants (Témoignage d'un Converti!). Ce jeune lieutenant de vaisseau était déjà catholique à son arrivée au front. La Messe constituait entre autres choses le lien social qui l'unissait à ce peuple dont il est issu:

            "J'ai servi cette messe devant mes hommes, et j'espère que ces prières communes nous auront valu de nouvelles bénédictions du Dieu des armées" (p.847).

            Aussi fut-il touché, comme l'a été son ami, H. GHEON, par la valeur esthétique de la Liturgie, malgré les atrocités hideuses que comporte toute guerre.

            "Ces messes dans des granges, devant des hommes qui sont presque tous plus ou moins endoloris et dont plusieurs sont sans doute marqués pour une mort prochaine, sont pleines de la plus simple, de la plus haute et réconfortante beauté. Notre aumônier officie avec une sainte piété, priant chaque syllabe de ce transcendant poème, comme toi et moi aimons entendre officier..." (p.847-848).

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            VI - Il portait toujours un paroissien sur lui et s'intéressait fortement au contenu des textes liturgiques: "Les deux livres (Elévations sur les Mystères et le Paroissial des Fidèles) demeurent dans mon havresac et me suivent de tranchée en tranchée"(p.854). "J'ai de plus trouvé dans DOM GUERANGER un bel hymne de PRUDENCE sur le jeûne tout à fait encourageant et que je vais traduire pour te l'envoyer..."(p.842; V.e., La Vie et les Arts liturgiques, 1919., p.1079).

            Il tranchait grandement sur H. GHEON qui n'éprouvait pas "le désir d'en posséder un" (paroissien). Les textes de la prière officielle de l'Eglise l'intéressaient d'abord parce qu'ils lui commentaient le sens profond des cataclysmes dont il était le témoin. Ils exprimaient ensuite les sentiments qu'il éprouvait lui-même en regardant tomber morts des milliers d'êtres humains: "Oui, tu le dis bien, toute la Liturgie, et entre autres moments, le carême, me semblent comme à toi d'une incessante actualité"(p.842).

 

            VII - Comme la plupart des soldats de la Grande Guerre, PIERRE DUPOUEY roulait dans son esprit de nombreuses pensées réformatrices pendant les interminables journées de la guerre de position. Il eût désiré que la France d'après-guerre réparât les fautes de celle d'avant 1914, et qu'elle sortit transfigurée de ce bain de sang. Pour atteindre un tel but, il aurait voulu qu'on fit connaître la poésie des textes liturgiques qui est à son avis de beaucoup supérieure à "celle des poètes de l'école romantique."

            "Je m'étonne qu'on ne développe pas davantage aux jeunes esprits cette partie lyrique des Ecritures, qui, du point de vue purement littéraire, est le poème le plus parfait que nous possédons. Je ne parle pas seulement du "Cantique des Cantiques", mais de ces incomparables effusions de l'Ecclésiaste, du Psalmiste, de ces sublimes louanges de la sagesse qui remplissent celui de la Sagesse, et que l'Eglise applique généralement à la Vierge. Il y a dans l'Eglise un certain côté de pur lyrisme à côté duquel toutes les défaillances romantiques sont de l'insipide gnan-gnan"(p.857).

            Nous allons citer entre les nombreuses allusions liturgiques encore celles qui est bien caractéristique pour la compréhension profonde de ce soldat-écrivain:

            "Je l'ai lu avec beaucoup de profit (Le petit office), j'en avais naturellement besoin, ne soupçonnant pas dans quelles solennelles profondeurs de la mystique prend ses racines la dévotion à la Sainte-Vierge, ni quelle éternelle poésie elle renferme, ni, à quelles nécessités de l'esprit elle répond." (p.859, V.e, p.858-860-862).

 

            VIII - Somme toute, les deux représentants de la dernière guerre nous ont prouvé que la Liturgie est étroitement liée à la vie française.

 

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            La splendeur de ses textes procure aux gens éclairés, comme au peuple lui-même, des jouissances littéraires et lui explique le sens de la vie, tandis que le déploiement magnifique de ses cérémonies solennelles l’accompagne en ami fidèle ainsi dans les jours joyeux que pendant les souffrances les plus atroces. Liturgie d'une part, et conversion unie au sentiment de patriotisme d'autre part, ce sont ces trois courants impétueux qui s'entrecroisent incessamment le long de l'histoire française. Les nombreux documents littéraires que nous avons cités ne sont qu'un miroir fidèle de ces grands courants de vie spirituelle à travers les multiples générations françaises.