DR IVAN MERZ

L’INFLUENCE DE LA LITURGIE

SUR LES ECRIVAINS FRANCAIS

DE CHATEAUBRIAND A NOS JOURS

INTRODUCTION

         I – Le drame du Moyen Age est sorti de la Liturgie.

         II – Celle-ci a joué à cette époque là un rôle civilisateur.

         III – Tous les arts sont tributaires de la Liturgie.

         IV – Tous les genres littéraires du Moyen Age et quelques-uns du XVIIème siècle portent les traces de son influence.

         V – Le XVIIIème siècle était foncièrement antiliturgique.

         VI – Nous avons rangé les écrivains français en trois groupes : les Liturgiques, les Antiliturgiques et les Indifférents.

         VII – DOM GUERANGER a réintroduit l’unité liturgique en France et a contribué à son rayonnement.

         VIII – Résumé sommaire.

         IX – La Liturgie romaine constitue un patrimoine national du peuple français; ses textes lui fournissent souvent une doctrine de vie. Elle opère aussi des conversions.

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         I/ En étudiant les influences que la Liturgie a exercées sur la Littérature française depuis Chateaubriand à nos jours, nous n’avons pas perdu de vue cette époque illustre de l’histoire française, alors que le peuple fidèle accourait en foule aux monastères bénédictins pour y assister à la célébration des mystères de leur foi. Quel historien de la littérature française ignore les drames liturgiques du Moyen Age, qui, issus du besoin de présenter au peuple d’une manière concrète les mystères liturgiques, atteignirent un haut degré de perfection dans le domaine entier de l’Eglise latine de la fin du IXème siècle à la fin du XIIIème siècle ?

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         Les “mystères” devinrent la base de l’art dramatique français. C’est grâce à eux que le théâtre de ce peuple exerça une influence si bienfaisante sur le public médiéval qu’il pourrait servir de modèle à notre théâtre moderne.

         II – On sait fort bien le rôle important que la Liturgie romaine jouait dans la société médiévale.(a) TAINE,  qui réussit à nous en tracer un tableau très exact dans ses Origines de la France Contemporaine, a noté avec beaucoup de justesse le rôle civilisateur de la Liturgie. “Par ses innombrables légendes des saints, par ses cathédrales et leur structure, par ses statues et leur expression, par ses offices et leur sens encore transparent, il a rendu sensible “le royaume de Dieu” et dressé le monde idéal au bout du monde réel comme un magnifique pavillon d’or au bout d’un enclos fangeux.” (I, p. 8)

         III – Façonné par les beautés de la Liturgie, le peuple médiéval a nécessairement produit des oeuvres d’art qui se ressentent de cet état d’esprit. Les historiens d’art pourraient nous le prouver en nous racontant les origines et le développement de l’enluminure, de la miniature, (b) de la peinture (1) ou des verrières (2).

         Il n’existe en effet aucun art qui n’ait contribué à l’embellissement des temples de Dieu : Tous sans exception étaient affectés à des usages liturgiques. Si l’on ajoute qu’il y avait jusqu’à la Révolution de 1789, “des côtes de la Baltique, aux rivages de la Syrie, de la verte Erin aux steppes de la Pologne…”(c)environ trente mille monastères bénédictins, dont la principale occupation était, à travers les siècles, de faire de l’action liturgique, on peut se former une idée approximative de la puissance civilisatrice qu’ils exerçaient sur les peuples chrétiens. Les reflets de cette action bénédictine se répercutent dans tous les chefs-d’oeuvre de l’art ; tous les genres littéraires le prouvent (3).

         Il suffit d’ouvrir les Institutions Liturgiques de DOM GUERANGER, ouvrage principal en matière d’Histoire de la Liturgie, et d’y lire les chapitres consacrés à notre sujet. Si intéressante que cette étude nous paraisse, il faut la laisser de côté pour pouvoir mieux envisager les rapports multiples entre la Liturgie et la Littérature à travers les siècles passés.

(a)V.SERTILLANGES, Vie de Saint-Louis (p.21) on y trouve quelques détails sur la vie liturgique du grand roi

(b) V.H.MARTIN,Les peintres des Manuscrits et la Miniature en France, Ed. Laurens

(c)DOM GUERANGER par un moine bénédictin, I,p.244

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         IV – En dehors du théâtre religieux et profane du Moyen Age, les Chansons de geste, le Roman de Renart, les Fabliaux, et les autres genres nous détaillent fréquemment des cérémonies religieuses.(a) Leur style même trahit souvent une profonde influence liturgique. Nous joignons à la fin de cette étude une liste des ouvrages médiévaux, où nous avons rencontré des passages se rapportant au sujet qui nous intéresse. Loin d’être complète, elle ne prétend que démontrer la continuité ininterrompue de l’influence liturgique à partir du IXème siècle ; elle pourrait servir de guide à qui voudrait l’analyser dans les divers genres de la littérature médiévale. Nous y avons ajouté encore les noms de quelques écrivains qui ont été depuis lors sous l’empire de la Liturgie. Il faut cependant relever le fait très important que les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV ont été des poètes liturgiques. RACINE et CORNEILLE ont traduit les Hymmes du Bréviaire romain ; PASCAL a suivi avec un enthousiasme et une joie incomparables tous les offices des solitaires pendant son séjour à Port-Royal.(b) BOSSUET, lui aussi, s’est inspiré de l’année liturgique pour ses sermons. SAINTE-BEUVE constate dans son Histoire de Port-Royal (I, p. 430-431), l’empire de la Liturgie sur les âmes du XVIIème siècle en ressuscitant devant nos yeux la vie de LANCELOT, “un des maîtres les plus accomplis des Ecoles de Port-Royal, …. humaniste, helléniste, mathématicien.” Nous citons en entier un passage de cette vie, parce qu’il met bien en relief tout cet esprit liturgique qui animait la société cultivée du Grand Siècle… “Quand je la vis paraître à la grille (c)revêtue de ses habits, ceinte d’une grosse corde, nu-pieds, avec une couronne d’épines sur la tête, un crucifix à une main et un cierge allumé à l’autre, j’avoue que je fus frappé de ce spectacle, car je n’avais jamais assisté à de pareilles cérémonies; et je fus si touché de la joie extraordinaire qui paraissait sur son visage, que, rentrant en moi-même, et la considérant comme dans un Paradis, au lieu que je me voyais encore dans le monde, je fondais en larmes et ne savais où j’en étais.”(d)

         En lisant ce passage, comment ne pas se souvenir du René de CHATEAUBRIAND qui, assistant à la prise d’habit de sa soeur, faillit perdre la raison ; ou du roman En route de HUYSMANS qui nous révèle tous les détails d’une scène semblable.

         Nous en parlerons plus longuement au cours de notre étude. On pourrait citer encore de nombreux passages qui se rapportent à la vie liturgique du XVIIème siècle. Les proportions nécessaires de ce travail nous obligent à passer outre.

         V – Le dix-huitième siècle envisagé sous l’angle liturgique présente encore plus d’intérêt, non que les écrivains liturgiques aient été nombreux; au contraire, nous rencontrons à cette époque un phénomène d’un intérêt tout particulier: c’est l’esprit individualiste qui a été professé et divulgué par les

(a)Quelques savants ont meme voulu démontrer qu’il fallait chercher dans les Légendes du Saint Graal une origine profondément liturgique. C’est ainsi qu’ils les ont rapprochées de la “Messe des Présanctifiés” et de la “Divine Liturgie de S.Jean Chrysostome” – V. LINDEMANN, Geschichte der deut.Literatur; Herder 1915, I,p.187

(b) V.La Vie et les Arts liturgiques VI,67, L’esprit liturgique de Pascal

(c) Il s’agit d’une Prise d’habit d’une cordelière réformée

(d)Port-Royal II/p.322

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philosophes et les encyclopédistes et qui a fini par gagner même le clergé catholique. DOM GUERANGER dont nous rencontrerons souvent le nom au cours de notre étude, a crée le terme technique de l’ “Hérésie antiliturgique” en désignant sous ce nom toutes ces tentatives qui en France ont abouti après un siècle de décadence à la destruction de l’unité liturgique fondée par Charlemagne. Si l’on considère que 80 églises sur 130 ont abjuré en 1791 la Liturgie romaine, pour la remplacer par des oeuvres sans aucune valeur doctrinale, ni esthétique, parfois même composées par des libertins, on peut s’imaginer très facilement qu’une telle époque n’ait pu inspirer de grands artistes.

         Quant aux philosophes, ils étaient des plus opposés à une conception d’un culte social. ROUSSEAU qui était au courant de la Liturgie, et qui s’est occupé de la théorie du plain-chant, était un esprit foncièrement antiliturgique. Il était d’avis que l’homme n’ait pas besoin de culte, plus ou moins lié aux arts, ni de liens sociaux pour l’élever à Dieu. Le Savoyard, et L’Héloïse, sont ces types antiliturgiques que nous trouverons à côté des représentants liturgiques à travers tous le XIXème siècle. Les MUSSET, LAMARTINE, VIGNY et beaucoup d’autres, ont marché dans les traces de Jean-Jacques.

         VI –  Il est donc utile de noter le fait important qu’il y a toujours eu, à côté des écrivains liturgiques, des auteurs qui ont professé plutôt la doctrine émise par le protestantisme, à savoir que tout culte extérieur est une profanation de la foi essentiellement intérieure.

         Un grand nombre d’écrivains comme BALZAC, FLAUBERT, après s’être complètement désintéressés de la Liturgie étaient forcés de la mentionner dans leurs oeuvres et de reconnaître son importance capitale dans la vie nationale de leur pays. Nous avons désigné ces écrivains sous le nom d’ “indifférents”, nous ne mentionnerons qu’en traits rapides quelques passages pris dans leurs oeuvres qui serviront de spécimen de l’état d’esprit de ce groupe.

         VII – Ces trois groupements – les écrivains liturgiques, les antiliturgiques et les indifférents – ont imprimé un cachet spécial à toute la littérature du XIXème siècle et à celle de nos jours. Il nous faut cependant dresser le cadre de l’histoire liturgique de cette époque que nous avons pris à tâche d’étudier, et caractériser les courants les plus significatifs qui s’y manifestèrent.

         Dès le début, l’apparition du Génie du Christianisme (1802) de CHATEAUBRIAND, marqua la date d’une révolution manifeste dans la conception parmi les écrivains français. Tandis que la majorité des gens éclairés suivaient la conception de ROUSSEAU qui consistait à abhorrer tout ce qui respirait le culte catholique, CHATEAUBRIAND fut le premier qui l’envisagea sous l’angle esthétique. Il a donné de nombreuses analyses de certaines cérémonies qu’il comparait aux chefs d’oeuvre de la littérature

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profane. Toutefois, malgré ce retour manifeste à la tradition liturgique française dans les milieux intellectuels, la grande masse du peuple ne pouvait pas trop bénéficier de ce renouveau pour la bonne raison que c’était précisément la France qui avait brisé dans le courant du siècle précédent l’unité de la Liturgie romaine. C’est ainsi qu’en 1828, vingt bréviaires et vingt missels différents en grande partie sans aucune valeur doctrinale ni esthétique se partageaient l’Eglise de France. Les Français ne possèdant pas de bons paroissiens et n’ayant pas l’occasion de suivre les offices exécutés selon les exigences de l’esthétique grégorienne, il est très naturel que la Liturgie n’ait pu laisser de traces profondes dans leurs âmes. Mais précisément à cette époque là, survint un homme de génie doué de connaissances scientifiques rares et d’une instruction esthétique surprenante qui, tout seul, ramena la France à l’unité liturgique. DOM GUERANGER, ainsi s’appela cet illustre moine bénédictin, réussit, après avoir brisé l’opposition d’un épiscopat et d’un clergé réactionnaires à anéantir en France tous les souvenirs grotesques des livres liturgiques du XVIIIème siècle. Un an  avant sa mort (1875) le diocèse d’Orléans reprit le bréviaire romain, et DOM GUERANGER eut la joie de voir son oeuvre couronnée de succès. Depuis lors, on put entendre dans toutes les églises et tous les sanctuaires du pays de France chanter les beaux hymmes qui remontent aux premiers siècles de notre ère et suivre ces textes qui sont des chefs d’oeuvre littéraires. La connaissance des “Institutions Liturgiques” (1840) est donc indispensable à quiconque veut étudier et comprendre la Liturgie envisagée sous ses multiples aspects. En dehors de cette oeuvre, il a publié l’Année liturgique, où il a tâché de présenter au public français dans une sorte de commentaire perpétuel toutes les beautés de l’année religieuse.

         Encore est-il important de relever le fait suivant : les plus grands écrivains de la deuxième moitié du XIXème siècle comme ceux de notre époque ont connu cette oeuvre et beaucoup d’entre eux avouent avoir subi son influence.Cette oeuvre de vulgarisation a donc formé toute une génération d’amis de la Liturgie, et si nous pouvons prétendre qu’un certain nombre de Français sont redevenus des êtres liturgiques, il faut en savoir gré à DOM GUERANGER. C’est ainsi que l’art des HUYSMANS, VERLAINE, CLAUDEL et de tant d’autres est tributaire de la Liturgie. Les 28 oeuvres littéraires parues entre 1910 et 1920, dont nous avons pris connaissance, constituent une sorte d’apologie des beautés liturgiques. Quoique en Allemagne l’action bienfaisante des bénédictins de Beuron, appréciée dans le monde entier grâce aux publications de l’écrivain danois JOERGENSEN, ne manque pas de valeur, elle n’a pas laissé, dans les oeuvres littéraires, de traces aussi profondes que celles, par exemple, des

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bénédictins de Solesmes ou de la chapelle des bénédictines de la rue Monsieur.(a)  C’est en France qu’on a peut-être le mieux compris cet acte important que fut pour l’univers entier le Motu Proprio de Pie X (22 novembre 1903) sur la Musique sacrée (b) et c’est là qu’en 1921 fut achevée l’oeuvre de DOM GUERANGER quand la prononciation romaine du latin remplaça vers Noël dans toutes les églises du diocèse de Paris cette prononciation française qui rendait ce langage incompréhensible à tous les étrangers et qui ne cessait de choquer l’oreille de tout véritable artiste. (c)

         VIII – Nous avons donc dressé le cadre de l’histoire liturgique et nous y avons placé ces trois courants qui, sans se laisser renfermer dans des limites trop serrées, donnent cependant à la littérature française un aspect tout à fait original.

         IX – Les divers tableaux que nous avons dressés à la fin de cette étude nous faciliteront dans une certaine mesure l’analyse des principaux représentants des trois courants, et aideront à en saisir tous les détails. Après avoir étudié la plus grande partie de la littérature française moderne, nous pouvons constater les faits suivants: la Liturgie romaine constitue un patrimoine national qui joue par conséquent un rôle très considérable dans la vie du peuple français. Toutes les classes de la population depuis le dernier paysan jusqu’au membre de l’Académie française se sentent entraînées par les splendeurs du culte. En dehors de cette influence extérieure et esthétique, il faut noter l’importance doctrinale de la Liturgie. Tous les fidèles ont un petit missel à l’aide duquel ils suivent les offices d’une manière intelligente. Les textes sacrés et tout particulièrement les extraits des épîtres et des évangiles qu’ils y trouvent leur fournissent une philosophie à laquelle ils conforment les actes de leur vie. BALZAC l’a exactement observé dans Le Curé de village et P. BOURGET l’a finement analysé dans Le Divorce. Cette influence doctrinale a su être souvent tellement efficace et profonde qu’elle fut souvent la cause de conversions massives (74).

         X – Les écrivains eux-mêmes, on pourrait les classer à la rigueur en deux autres groupes: les uns s’attachent plutôt à la beauté esthétique de la Liturgie et ont ce don de l’intuition nécessaire à tout critique d’art (HUYSMANS) le reste est parvenu par la voie de l’étude à l’intelligence profonde de la Liturgie (E.BAUMANN). Mais cependant il n’y a presque aucun écrivain français dont le style ne trahisse l’influence liturgique. C’est ainsi que BAUDELAIRE pour exprimer certains etats d’âme empruntera à la Liturgie des notions qui se rapportent au sens de la vue, de l’ouie ou de l’odorat. Ce ne sera pas notre moindre tâche de montrer cette pénétration de la Liturgie dans le style des écrivains et nous en parlerons souvent au cours de cette étude.

(a) V. Revue des jeunes 25 Janvier 1917 [La vocation d’une chapelle]

(b) V. Motu Proprio de S.S. PIE X en forme d’instruction [1910 Schola Cantorum]

(c) V. Revue des Jeunes du 25 Novembre 1921 [VINCENT D’INDY, Musique sacrée et musique profane]