CHAPITRE XVIII
PAUL VERLAINE
(1844-1896)
I – PAUL VERLAINE fut le premier poète lyrique dont l’art reflète le renouveau liturgique opéré par DON GUERANGER.
II – Ses sentiments pendant la célébration d’une Messe.
III – L’impression que lui donne l’assistance aux Vêpres et Complies.
IV – Comment il chante les principales fêtes de l’Année liturgique.
V – La Liturgie lui enseigne les vertus sociales.
VI – Elle enivre tous ses sens.
VII – VERLAINE a poussé jusqu’à la perfection les procédés techniques dont s’est servi BAUDELAIRE, mais avec le dessein d’exalter la Liturgie.
VIII – Conclusion
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I – L’écrivain qui nous a donné “le seul poème religieux que le XIXème siècle ait produit” (M. LE PELLETIER, p.432) fut en effet le premier interprète lyrique du renouveau liturgique accompli en France par les efforts puissants de DOM GUERANGER. PAUL VERLAINE ne s’en rendait pas compte en publiant en 1881 ses Liturgies intimes où il nous ouvrit une échappée de vu dans sa vie religieuse formée par la Liturgie. Comme il est facile de trouver même des allusions liturgiques dans d’autres recueils de poésies, nous avons pris les Poésies religieuses, anthologie qu’on trouve entre les mains de tout le monde, pour analyser ses conceptions liturgiques. Nous allons d’abord faire ressortir quels sentiments cet éminent poète éprouvait pendant les cérémonies d’une Messe pour y joindre les considérations que l’Année liturgique a évoqué dans son âme souffrante. Les conclusions finales que nous en tirerons dégageront les traits distinctifs de la conception liturgique de cet écrivain et lui assigneront la place qui lui convient dans l’évolution de l’influence liturgique sur les écrivains français.
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II – VERLAINE se compare pendant l’Aspersion d’eau bénite (p.191) au faible brin d’hysope avec lequel le prêtre exerçe son ministère. Il adresse une prière au Seigneur pour lui demander la grâce de pouvoir blanchir l’âme du prochain comme le fait le tendre brin d’hysope. Quand le choeur chante ensuite le Kyrie Eleison (p.203), le poète conscient de ses fautes, épanche avec une sincérité parfaite le repentir de son coeur et prie :
“Donnez nous la victoire et l’honneur
Sur l’ennemi de nous tous
Ayez pitié de nous Seigneur.”
Le prêtre entonne le Gloria in Excelsis (p.205) et VERLAINE réprime pour quelques instants ses sentiments personnels pour répéter tout humblement la grande Doxologie. Cette transposition de mots dans laquelle excelle ce poème est un véritable chef d’oeuvre de simplicité. On doit porter exactement le même jugement sur le poème suivant: Credo (p.208). La Messe étant arrivée jusqu’au Sanctus (p.215), ses pensées commencent de nouveau à s’en aller à la dérive, mais se concentrent bientôt dans un effort unique sur le texte liturgique (“Les cieux sont pleins, juste de ta Gloire”). Il ne réussit pas à contenir jusqu’à la fin ses sentiments comprimés. Son coeur, gonflé d’une joie immense et d’un désir de pardon, éclate impétueusement : “Trois fois hosanna pour Dieu miséricordieux”. Durant l’Agnus Dei (p.221), il pense de nouveau à la signification du texte sacré en y ajoutant une courte méditation sur le caractère de l’agneau. A la fin de la Messe qui est marquée par la lecture de l’Evangile de Saint-Jean (“In Initio“, p.224), une métaphore splendide lui vient à la mémoire; il voit en esprit la parole divine s’épancher
“en ondes de claire
Vérité sur l’humaine erreur”
et, lavant tous les péchés, déracine tout
l’arbre du mal et du malheur
Naguère tout en sève, en fleur…”
Au lieu de se rattacher à l’idée maîtresse de cet évangile qui donne en un raccourci saisissant l’économie entière du salut, VERLAINE est sur le point d’éclater en sanglots:
“O Jean, le plus grand, après l’autre
Jean le Baptiste, des grands saints,
Priez pour moi, le Sein des seins
Où vous dormiez étant apôtre.”
Nous dirons à la fin de ce chapitre en quelques mots comment se croisent dans ce beau poème d’une manière transparente ce courant liturgique avec un autre qui lui est entièrement opposé.
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III – Pour ce qui est des Vêpres, des Complies ou de certaines dévotions populaires, VERLAINE essaye plutôt de rendre leurs charmes poétiques que de nous dévoiler les sentiments qui l’agitent pendant qu’elles se déroulent. Il s’efforce de nous montrer en des termes très simples en quoi consiste l’attrait des Vêpres rustiques (p.226). Le style de ce poème nous rappelle les procédés employés dans les idylles par TENNYSON et par F. JAMMES. Le texte liturgique de cette cérémonie ne l’intéresse pas beaucoup; il paraît qu’il ne l’eut même pas connu:
“L’hymne propre et Magnificat aux flots d’encens. Une langueur céleste envahit tous les sens.” S’il avait connu l’hymne, il l’aurait nommé comme il avait cité le psaume qui se répète tous les dimanches et pendant les grandes fêtes de l’Année liturgique :
“Le Seigneur dit…”, “Je vous louerai…” ou “Heureux les saints…”
Dans le poème Complies en Ville (p.229), VERLAINE s’enthousiasme pour l’accord qui existe entre le jour “tamisé par les Saints et les Rois des rosaces” et “la beauté profonde” de l’hymne Te lucis ante terminum exécuté en plain chant. Notre poète se sent profondément touché par cet accord parfait entre les splendeurs de la nature et celles de la Liturgie qui l’invite à recommander son âme “au Dieu de vérité”.
Nous ajoutons à cet endroit les considérations de VERLAINE à sur les diverses Dévotions populaires; parce que celles qu’il chante se déroulent à l’heure des Vêpres. Dans le poème “Les plus belles voix…” (p.173), il exprime sa joie de chrétien à propos de la foi enfantine et ingénue de ce peuple qui s’efforce d’embellir avec toutes les facultés de son être les cérémonies du Mois de Marie qui occupent une place importante dans la vie religieuse de la France.
IV – Pour ce qui est du style de l’Année liturgique et de son influence sur la vie intérieure de notre écrivain, il faut relever que les poèmes qui se rapportent à ce sujet sont d’une valeur inégale. Nous les avons rangés d’après l’ordre communément adopté dans la Liturgie et nous allons commencer par conséquent notre analyse par le poème Avent (p.193), dans lequel le poète nous raconte un de ses souvenirs d’enfance. Au dire du peuple de son pays qui avait été formé par la Liturgie, tous les coqs chantent dans cette époque de l’année ecclésiastique, pour annoncer ainsi la naissance du soleil qu’est le Christ (“Le soleil… qui plus tard se lève”). Comme la fête de l’Immaculée Conception (p.217) tombe dans cette partie du cycle liturgique, une occasion propice se présente à VERLAINE de nous entretenir pendant quelques instants de la vie de la SAINTE VIERGE depuis la conception jusqu’à l’assomption. Il aboutit à la fin à cette conclusion, à la fois philosophique et théologique, que la Sainte Vierge, qu’il a chantée avec plus de charmes, qu’aucun autre poète de notre époque ne l’a fait participe:
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“…à toute l’histoire
De notre vie intime et de tous
Les hauts débats de la grande histoire”
La fête de Noël arrivée (p.195), VERLAINE demande au petit Jésus de lui enseigner l’humilité dans toutes les vicissitudes de sa vie mouvementée. Le martyre des Saints Innocents (p.139) commémoré par l’Eglise tout de suite après Noël le berce de douces espérances de ressusciter une fois avec ceux qui ont répandu leur sang étant encore tout petits. A propos de la Circoncision (p.199), l’idée salutaire lui vient à l’esprit de suivre le petit Maître dans ses souffrances. Quelques jours après, aux “Rois” (p.201), le pauvre écrivain dispute l’honneur aux riches princes en prétendant que lui-même vaut mieux que tous leurs dons, parce que :
“… d’un pécheur qui s’amende,
Pour lui, la gloire est plus grande…”
La valeur de la pénitence est, dit-il, plus agréable au Dieu pauvre que “la myrrhe, l’or et l’encens” offert par des richards. Cependant, comme VERLAINE a bientôt senti que ses déductions sont illogiques, il s’exclame en finissant:
“Tu sauras bien reconnaître
Et magnifier les tiens
Riches, pauvres, tous chrétiens…”
Il serait bon de mentionner à ce propos le sonnet dédié à Saint Benoit Joseph Labre (p.116) dont la fête tombe le 16 Avril. VERLAINE l’a composé à l’occasion de la canonisation de ce saint “…Pauvre, affreux, angélique à la fois. Pratiquant la douceur, l’horreur de l’Evangile”.
C’est pour le poète souffrant une occasion de plus pour admirer cette Eglise qui assigne une place si honorable à la pauvreté et à la souffrance.
Les deux poèmes qui tâchent de nous suggérer cette désolation affreuse faisant le “charme du Vendredi-Saint” (p.246-247) ne réussissent pas à nous toucher autant que les descriptions de HUYSMANS à propos de la même occasion. (En Route)
Il faut que nous intercalions à cet endroit les poèmes “Pénitence” (p.233) et “Prudence”. PAUL VERLAINE a retrouvé selon les paroles de M. MORTIER, “le chemin de l’oraison sacramentelle”… qui “était pour lui comme une halte de paix”. Il faisait ses pâques à l’époque où il écrivit des vers liturgiques. Le premier poème est un rapide examen de conscience fait avant la confession, tandis que l’autre ne fait qu’exprimer sa joie d’avoir reçu “l’absolution sainte”. L'”Ascension” (p.209) qui suit les Pâques évoque en lui des sentiments tous personnels et le désir infini de suivre Jésus jusque dans les clartés célestes.
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La prose “Veni, Sancte” (p.211), ce chef d’oeuvre de la poésie médiévale, dont la “naïve musique” exprime avec la dernière perfection les sentiments les plus nobles et les plus profonds, arrache au coeur brûlant d’amour du poète cette magnifique prière toute vibrante de foi et d’espérance où il demande “l’esprit d’intelligence”, “le goût de la pauvreté” et ensuite cette charité avec laquelle il pourrait gagner ceux d’entre les intellectuels (“Puisqu’ils sont l’élite et la crème”) qui “raillent l’antique cantique”.
Le mois de “Juin” (p.213) dédié au Saint-Sacrement et au Sacré-Coeur, lui arrache un chant d’une allégresse et d’une confiance incomparables. Verlain sent que son être tout entier est attiré avec une force invincible par “le Coeur brûlant que le désir dévaste. Le désir de sauver le nôtre…”
Quant à la pièce intitulée “Assomption” (p.244), elle ne possède rien qui lui soit particulier. Semblable à toutes celles que VERLAINE a dédiées à la SAINTE-VIERGE MARIE, elle exprime sa confiance filiale dans son intercession auprès de Dieu. Nous allons couronner le cycle liturgique de notre poète, son Corona Anni Dei Benignitatis, par ce petit chef d’oeuvre qu’est la “Toussaint” (p.222) où il célèbre le dogme de la communion des saints qui n’a pas cessé d’inspirer depuis DANTE jusqu’à P.CLAUDEL tous les grands poètes. Il prie à propos de cette fête pour:
“… les morts, pour maints
De la terre et du Purgatoire,
… de façon méritoire
Ceux de là-haut qui sont les saints.”
V – PAUL VERLAINE se laisse, comme nous venons de le voir, s’inspirer de la Liturgie dans tout son ensemble. Elle éveille en lui les vertus sociales qui lui manquent tant et elle évoque dans son esprit la vision idéale d’une vie transfigurée. Si les enseignements de la Liturgie n’ont pas réussi à le faire persévérer dans la bonne voie, qu’il a prise pendant un certain temps, elle a cependant contribué à enrichir le trésor de la poésie lyrique de plusieurs chefs d’oeuvre remarquables.
VI – En quoi consiste donc l’excellence de ses poèmes ?
Quel est l’élément particulier apporté par VERLAINE dans ses poèmes liturgiques et que nous n’avons vu encore nulle part? Les strophes uniques du poème “Dévotions” (p.219) qui servira de spécimen à cette analyse, nous en fournira la meilleure réponse. Nous en rapportons les strophes les plus marquantes:
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“Eclat et parfum pur de fleurs rouges et bleues,
Par quoi l’âme qu’endeuille un ennui morfondu,
tout soudain s’éveille à l’enthousiasme dû
Et sent ressusciter ses allégresses feues,
Cantiques frais et blancs de vierges comme aux temps
Premiers, quand les chrétiens étaient toute innocence,
Hymnes brûlants, d’une théologie intense
Dans la sanglante ardeur des cierges palpitants,
Comme le chemin de la Croix, baisers et larmes,
Argent et neige et noir d’or des Vendredis Saints
Lent cortège à genoux dans la paix des tocsins,
Stabats sévères indiciblement aux si doux charmes
Et la dévotion aussi, du chapelet
Grains enflammés de chaste délire ou s’embrase
L’ennui souvent, où parfois l’excès de l’extase
Se consumait au feu des Ave qui roulaient.”
Le poète nous y prouve qu’il lui est agreable de laisser enivrer simultanément tous ses sens ensembles par les spectacles splendides des pompes du culte catholique. En voyant des fleurs “rouges et bleues”, il sent en même temps leur parfum pur. Les cantiques entendus par lui éveillent en même temps son sens du toucher (“frais”) et de la vue (“blancs”). Cette combinaison de sensations diverses liées à une sonorité de mots mélodieux réussit en effet à nous suggérer presque les mêmes sentiments que nous éprouvons souvent dans les centres de la dévotion française: dans l’église de Notre-Dame des Victoire, à Montmartre ou ailleurs.
VII – VERLAINE a donc poussé jusqu’à la perfection les procédés techniques déjà employés par BAUDELAIRE. (a) Il existe pourtant entre ces deux écrivains un abîme infranchissable. Le raffinement des sens de celui-ci ne lui sert qu’à éveiller chez lecteurs en parodiant la Liturgie, que des frémissements d’horreur et des sentiments de répugnance. La poésie de BAUDELAIRE est marquée du sceau de l’artifice. VERLAINE a mis, au contraire, toutes les vibrations de ses sens au service de la prière liturgique et nous a fourni un certain nombre d’incomparables chefs d’oeuvre. Si ses “efforts vers la lumière” avaient été pitoyables, comme le disait avec justesse et discernement M. MORTIER, il ne faut pas oublier que la plus grande partie de ses poèmes religieux avaient été écrits à l’époque où le malheureux poète avait l’intention de recommencer une vie stable et disciplinée.
(a)BARBEY D’AUREVILLY lui a donné, avec beaucoup d’esprit, le surnom de “BAUDELAIRE puritain”
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Les nombreuses traces d’esthétisme que nous y découvrons prouvent en vérité que les poèmes de Verlaine sont en effet l’oeuvre d’un faible bohémien repentant, qui au milieu d’une vie entièrement déréglée par l’alcoolisme retrouve par lueurs les bonnes qualités de son être.
VIII – Si nous voulons donc résumer nos considération sur PAUL VERLAINE, il faut bien marquer qu’il était le premier poète lyrique qui pour son époque ait eu des connaissances liturgiques relativement vastes. Il chantait les principales parties de la Messe, les Dévotions populaires et les grandes Fêtes de l’Année liturgique. Ses connaissances se reflètent de même dans d’autres réminiscences liturgiques que nous rencontrons assez souvent le long de ses oeuvres.(46) Il était ordinairement impressionné par l’ensemble des offices, cependant, si les cérémonies religieuses étaient plus connues, il se rattachait au texte même qu’il citait, presque mot à mot, sans nous le commenter. Il y a cependant plusieurs cas où ses pensées et ses sentiments excités par la Liturgie battent à la dérive et oublient complètement leur point de départ. (a) C’est ce que nous avons désigné sous le nom d’entrecroisement des deux courants (du courant liturgique et antiliturgique). VERLAINE met le raffinement extraordinaire de ses sens au service de la poésie liturgique; après s’être imbu pendant les offices solennelles de l’éclat des couleurs, de la sonorité des sons, de la suavité des parfums et des sensations du toucher, il reproduit tout cet ensemble dans ses poèmes lyriques par des expressions vigoureuses et frappantes qui nous suggèrent les mêmes sentiments que le poète a éprouvés lui-même.
La Liturgie a enfin joué, à une certaine époque, un rôle considérable dans sa vie intérieure et a ainsi contribué à former sa personnalité d’homme. Il l’a en outre affirmé explicitement dans un de ses plus beaux poèmes (Dévotions, p.219):
“O moeurs plus intimes du culte
Eh oui, c’est encore vous, en dépit de l’insulte,
Qui nous sauvez peut-être, à tel moment donné.”
(a) Nous avons cité le poème “In Initio” (p.224). Nous pouvons y ajouter “Angelus de Midi”(p.122).