CHAPITRE V
PIERRE LOTI
I – PIERRE LOTI est par suite de son éducation protestante un adversaire de la Liturgie. Note sur GEORGE SAND.
II – Les peuples mêmes les plus éloignés donnent à leurs sentiments religieux une expression musicale et harmonieuse. Leur Liturgie constitue à l’instar de celle des peuples civilisés un puissant lien traditionnel.
III – Le faste des Liturgies qu’il a eu l’occasion de voir de plus près pendant son séjour auprès du Saint Sépulcre lui inspire de l’aversion parce qu’il est d’avis que celui-là soit contraire à l’esprit du véritable Christianisme. Il prétend que toutes ces Liturgies lui voilent la figure du véritable CHRIST.
IV – Son âme est divisée comme celle de VIGNY et de MUSSET. Il est charmé par la magnificence des couleurs que les offices étalent. Il admet de même l’emploi des pierreries pour rehausser l’éclat du culte. Son explication du verset: O crux, ave spes unica.
V – Bien que PIERRE LOTI, soit par sa nature un être liturgique, il fut entraîné par son éducation vers le courant opposé.
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I – L’auteur des Pêcheurs d’Islande est à l’époque actuelle le représentant le plus en vue du courant antiliturgique dans les lettres françaises. Nous ne pouvons pas prétendre qu’il soit comme VIGNY et MUSSET le produit presque naturel d’une époque antiliturgique, pour la bonne raison que nous nous sommes persuadés à plusieurs reprises que la marche de l’influence liturgique va de jour en jour progressante. Il ne nous reste donc qu’à rattacher PIERRE LOTI à MADAME DE STAEL. Tous les deux issus de familles protestantes ont gardé le long de leur vie les traditions familiales dans leurs conceptions liturgiques. (a)
(a) GEORGE SAND pourrait figurer comme l’intermédiaire entre ces deux écrivains. Non seulement parce qu’elle a partagé nombre d’idées avec l’antiliturgiste MUSSET, mais elle a aussi puisé ses conceptions religieuses dans la Nouvelle Héloïse et confessé en matière de Liturgie la doctrine individualiste. Son indifférence à l’égard des cérémonies religieuses a pris de temps à autre la teinte d’une hostilité peu déguisée. Voici un passage qui en fournira la preuve:
“On voit donc, jusque sous le porche des églises, des espèces de communautés de villageoises assises en rond et faisant voltiger leur bobine, en murmurant des litanies ou chantant des offices en latin, ce qui ne les empêche pas de regarder avidement les passants et d’échanger leurs remarques tout en répondant ora pro nobis à la soeur grise, noire ou bleue qui surveille le travail de la psalmodie” (Marquis de Villemer, p.301).
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II – Comme représentant du roman exotique, LOTI, écrivain consommé dans la peinture des pays lointains nous a fourni en dehors des descriptions détaillées des cérémonies des divers cultes chrétiens aussi un certain nombre de détails sur les cultes des pays très éloignés. La musique des offices des Bonzes qu’il nous présente dans son Pèlerin d’Angkor (1911) offre certaines ressemblances avec la psalmodie romaine et fournit ensuite une preuve éclatante qu’il existe dans l’âme humaine un besoin immanent et incontestable de donner une expression musicale au sentiment religieux :
“C’est quelque chose comme une lente psalmodie humaine à voix innombrables (p.60). Environ deux cents bonzes du Cambodge et du Siam, préposés à la garde des ruines sacrées, vivent là dans les continuelles prières, psalmodiant nuit et jour devant l’amas des blocs titanesques accumulés en montagne” (p.61).
Aussi les peuples encore loin de toute civilisation chrétienne considèrent-ils la Liturgie comme leur patrimoine national, qui forme un puissant lien traditionnel entre les générations successives de la nation :
“Les cendres de la reine mère viennent d’y être montrées récemment, après une crémation accomplie suivant les rites immémoriaux, avec un cérémonial de danses ou de musiques remontant sans doute à l’époque d’Angkor” (c’est-à-dire à une époque éloignée de nous environ vingt quatre siècles); (p.189).
III – Pour ce qui est des Liturgies chrétiennes, LOTI les avait en horreur lorsqu’il écrivit Jérusalem,(1895) et la Galilée (1896). Il prétendait que le formalisme religieux ne pouvait exister qu’au dépens de la pensée. Les yeux seuls pouvaient s’entretenir à des telles cérémonies puériles et idolâtres :
“Les yeux peuvent s’intéresser à son formalisme pompeux, comme d’ailleurs au coloris des choses de l’Islam, mais c’est au dépens des pensées profondes “(Jérusalem, p.165). “Rien! … Des traditions vaines que la moindre étude vient démentir. Dans les cultes un faste séculaire auquel les yeux seuls s’intéressent, comme au coloris des choses orientales; et des idolâtres touchantes peut-être jusqu’aux larmes, mais puériles et inadmissibles” (ibid., p.179). Aussi constituent-elles pour les pèlerins “ces hordes bruyantes” (ibid., p.183) un vain amusement d’esprit dépourvu de toute valeur moralisatrice:
“Mais, tout ce passé de cultes magnifiques, chacun sait du reste qu’il a existé, et d’ailleurs il ne prouve rien; sa reconstitution ne peut être qu’un vain amusement pour l’esprit” (ibid., p.162).
Son aversion pour ces offices atteint le degré le plus élevé lorsqu’il pense que toutes ces cérémonies déforment le véritable CHRIST dont il gardait l’image noble et vivante depuis son enfance:
“Derrière ce Christ conventionnel que l’on montre ici à tous, derrière ce Christ trop auréolé d’or et de pierreries, trop rapetissé pour avoir passé pendant des siècles à travers tant de cerveaux humains, la vraie figure de Jésus s’efface maintenant à mes yeux plus que jamais; il me semble qu’elle fuit davantage, qu’elle est plus inexistante” (ibid, p.163). (a)
IV – M. PIERRE LOTI rejetait donc en bloc les cérémonies religieuses. La seule chose qui intéressait ce peintre, ce fut la magnificence des couleurs dont on peut jouir au Saint Sépulcre pendant les offices divers des églises chrétiennes. Quant à leurs textes, nous sommes fondés de croire que LOTI n’ait jamais conçu l’idée de s’en occuper. On découvre pourtant chez lui une sorte de dualisme comme nous l’avons révélé chez ses prédécesseurs lyriques. Voici qu’il avoue tout spontanément:
“Jadis, avec mes idées, j’englobais dans une même réprobation la magnificence des autels et celle des prêtres. Aujourd’hui, si le faste des vêtements sacerdotaux me paraît toujours antichrétien, j’en arrive à admettre cet emploi de pierreries” (ibid, p.175).
Si LOTI a abouti à admettre l’art des joailliers pour rehausser ainsi l’état du culte, il est probable qu’il n’eût rien vu d’antichrétien dans l’ensemble du cérémonial chrétien, s’il était initié au symbolisme de l’Eglise. Nous sommes d’autant plus fondés à émettre une assertion aussi osée que ce poète avait mis en tête de son livre Jérusalem un verset de l’hymne de FORTUNAT Vexilla regis prodeunt : “O crux, ave spes unica“. Voici le commentaire qu’il en donne:
“Or cette parole que Lui (le Christ) seul, sur notre petite terre perdue, a osé prononcer, et avec une certitude infiniment mystérieuse, si on nous la reprend, il n’y a plus rien sans cette croix et cette promesse éclairant le monde, tout n’est plus qu’agitation venue de la nuit, remuement de larves en marches vers la mort” (ibid., p.217).
V – LOTI n’est donc pas de par sa nature un être antiliturgique. Par suite de sa première éducation, et de sa vie d’officier de marine, qui ne lui faisait pas éprouver le besoin de remonter des manifestations visibles à leurs sources
(a) M. P. LESCURE qui prit la peine de s’arrêter non seulement aux dehors de la Liturgie, mais aussi d’étudier ses textes, a abouti à une conclusion diamétralement opposée à celle de P.LOTI : “Or, la Liturgie de l’Eglise, à laquelle je tâchai de m’initier me montra de nouveau un centre unique: le Christ” (MAINAGE, p.210).
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intrinsèques, il faut le classer dans ce courant antiliturgique qui possède à notre époque tellement peu d’adhérents (a)
Son oeuvre comporte pour nous ceci d’intéressant qu’elle ne nous apporte pas exclusivement des descriptions de la Liturgie de l’Eglise catholique, mais aussi des religions les plus variées. Elle est enfin un document qui prouve que tout le genre humain est un organisme foncièrement liturgique qui sent le besoin de donner à sa foi une expression à la fois sociale et visible.
(a) V.e. Jérusalem, p.34,36,53,56,58,62,87,89,90,91,124,127. Quelques descriptions colorées pourraient servir d’explication à certains passages du Bréviaire [ibid, p.13,27,75 – Galilée, p.3-39. Les allusions liturgiques dans son style comme celle ci: “Un hymne de silence monte de la campagne antique” (Jérusalem, p.41), ne se rencontrent pas souvent dans ses oeuvres.