CHAPITRE IV

 

VIGNY ET MUSSET

 

 

 

            I - VIGNY a été par suite de son éducation un héritier des conceptions religieuses du XVIIIème siècle, son sentiment esthétique s'est déclaré pourtant en faveur de la Liturgie.

            II - Son individualisme foncier ne permet à la Liturgie aucune influence sur son oeuvre. Les allusions aux Prières des Morts et aux Psaumes ne figurent qu'accidentellement dans ses poèmes.

            III - MUSSET avoue être enfant de son siècle; c'est-à-dire insuffisamment instruit en matière religieuse. Il annonce par certains côtés le poète des Fleurs du Mal.

            IV - VIGNY et MUSSET sont deux représentants marquants parmi les écrivains français du désarroi liturgique qui régnait en France avant l'avènement de DOM GUERANGER.

 

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            I - La meilleure source de renseignements sur les idées liturgiques de VIGNY est son  Journal d'un poète . Nous constatons à sa lecture que sa formation religieuse avait été extrêmement précaire. Sa mère tranchait de beaucoup sur celle de LAMARTINE. VIGNY ne mentionne pas qu'elle lui ait enseigné les Psaumes ou d'autres poésies religieuses. Eprise par contre des idées de ROUSSEAU, elle a légué à son fils nombre d'idées du XVIIIème siècle.

            VIGNY avait pourtant malgré ses froideurs pour la Liturgie, ce qui fut le signe de son époque et que l'éducation ne lui avait pas fait changer en sympathie, le don inné d'aimer tout ce qui était beau :

"4 décembre 1837. Ce matin, la messe funèbre de Berlioz pour l'enterrement du Général Damrémont. L'aspect de l'église était beau. Au fond, sous la coupole, trois longs rayons tombaient sur le catafalque préparé et faisaient resplendir les lustres de cristal d'une singulière lumière. Tous les drapeaux pris sur l'ennemi étaient rangés au haut de l'église et pendaient tout percés de balles. La musique était belle et bizarre, sauvage et convulsive et douloureuse. Berlioz commence une harmonie et la coupe en deux par des dissonances imprévues qu'il a calculées exprès" (p.112).

 

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            Cette cérémonie à la fois nationale et religieuse enchantait VIGNY parce que sa vue et son ouïe y trouvait son compte. Il l'admirait comme il se serait épris de n'importe quel spectacle de la nature. Ses prédispositions ancestrales et la nature de son esprit le poussaient à la rencontre de la Liturgie.

            "J'ai entendu le concert historique de Fetis... Jamais l'art ne m'a enlevé dans une plus pure extase... Les chants qui m'ont ravi surtout sont ceux des Laudes spirituales, cantiques à la Vierge, chantés par les confrèries italiens en 1833" (p.78, V.e., p.49).

            "1838, 25 AVRIL - Cette nuit, je lisais le Stabat mater en rêvant. A la seconde lecture, j'ai cru voir ma pauvre mère étendue à mes pieds et j'ai pleuré amèrement" (p.171).

            Le complexe d'idées acquises par l'éducation et par le milieu l'éloignait pourtant de la Liturgie: "Mais les sages ont gardé leurs doutes dans le coeur et ont respecté la fable sociale" (la religion avec son culte) "reçue généralement et adoptée du plus grand nombre" (p.151).

 

            II - Ce que nous venons de dire explique ses rapports personnels avec le culte. En vertu de ses fréquentes pensées religieuses, on s'attendrait à trouver dans ses oeuvres plus d'allusions à la Liturgie. Il n'en est rien: poète foncièrement individualiste, il n'a puisé dans la Bible que les sujets qu'il a commenté à son gré sans se soucier que ces explications soient exactes au point de vue scientifique. Nous ne trouvons donc pas chez lui autant de notions sur l'esthétique chrétienne que nous en avons rencontré chez LAMARTINE. Les allusions au psaume De Profundis que nous allons citer unies à une Prière des morts ne combattent pas nos affirmations. Ces deux prières sont devenues tellement connues en France qu'il ne faut pas être écrivain pour se les rappeler de temps à autre:

"Il murmurait tout bas la prière des morts

Le vieux religieux récita la prière,

Auprès du lit funèbre, il fut toujours assis,

......................, il reprenait encore,

De sa voix qui tremblait dans sa prison sonore,

Le dernier chant de paix, il disait: ‘O Seigneur,

Ne brisez pas mon âme avec votre fureur,

Ne m'enveloppez pas dans la mort de l'impie.’

 

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Il ajoutait ainsi : ‘Quand le méchant m'épie

Me ferez vous tomber, Seigneur entre ses mains ?

C'est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins;

Ne me châtiez point, car mon crime est son crime,

J'ai crié vers le Ciel du plus profond abîme.

O mon Dieu, tirez moi du milieu des méchants’ " (La prison, 1821).

 

            III - ALFRED DE MUSSET lui avoua dans sa sincérité d'enfant gâté son ignorance complète en matière religieuse et déclara en même temps l'insuffisance de son instruction d'enfant:

            "Ni enfant, ni au collège, ni homme, je n'avais hanté les églises. Ma religion, si j'en avais une, n'avait ni rite, ni symbole, et je ne croyais qu'à un Dieu sans forme, sans culte et sans révélation. Empoisonné dès l'adolescence de tous les écrits du dernier siècle, j'y avais sucé de bonne heure le lait stérile de l'impiété" (Confession d'un Enfant du siècle, p.11-88).

            Artiste jusqu'à la moelle, MUSSET sent tout spontanément quels effets poétiques on pourrait tirer de la Liturgie. Son odorat et sa vue étant extrêmement développés, il n'est pas étonnant qu'il s'en soit servi pour enrichir son style de comparaison liturgique. Il y est une sorte de prédécesseur de BAUDELAIRE:

            "Le repentir est un pur encens, il s'exhalait de toute ma souffrance"

            Ou bien :

            "Déjà CHATEAUBRIAND, prince de la poésie, enveloppant l'horrible idée de son manteau de pèlerin, l'avait placé "sur l'autel de marbre, au milieu de parfums et encensoirs sacrés" (ibid., I,p.13). (a)

 

 

            IV - VIGNY et MUSSET furent les représentants les plus notables du désarroi liturgique qui régnait en France avant l'avènement de DOM GUERANGER. Non qu'ils fussent de par leurs dispositions intérieures des adversaires de la Liturgie. Celui-ci aimait "par dessus tout la musique sacrée" (Confessions I,p.92). Non, aucunément, ils ne pouvaient pas être ses admirateurs parce qu'ils n'avaient pas eu l'occasion ni d'assister aux offices exécutés selon les règles traditionnelles, ni de se procurer des oeuvres qui les eussent initiés à la compréhension de l'esthétique chrétienne. S'ils vivaient à notre époque, nous pouvons le déduire de leurs dispositions naturelles qu'ils auraient été probablement du côté des amis de la Liturgie.

 

(a) Abélard avait passé la moitié de sa vie à la baiser sur son front candide, en lui apprenant à chanter les psaumes de David et le cantique de Saul...(Confessions d'un enfant du siècle I,p.36)