CHAPITRE II

 

CYCLE DE BALZAC

 

 

 

            I - Avec sa description superficielle, B. CONSTANT fait preuve de penchants romantiques.

            II - STENDHAL s'occupant avant tout des études psychologiques ne néglige pas complètement la Liturgie.

            III - Le roman Le Curé de Village sert de cas type pour l'analyse liturgique de l'oeuvre immense de BALZAC.

            IV - Celui-ci écrit à l'époque où la décadence liturgique a atteint son degré le plus bas.

            V - BALZAC fait ressortir les points suivants: la Liturgie transfigure le physique de certaines personnes, façonne le goût populaire, fournit au peuple une doctrine philosophique et opère des conversions.

            VI - Son style.

            VII - BALZAC s'est limité en général à noter les dehors en laissant de côté l'influence de la Liturgie sur la vie intérieure de ses personnages. Son oeuvre est un document précieux de la situation liturgique en France sous la Restauration.

 

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            I - Les prédécesseurs de BALZAC, tels que B. CONSTANT, X. DE MAISTRE ou STENDHAL et tant d'autres nous ont parlé chacun à sa manière de l'influence que la Liturgie exerçait sur eux ou sur le milieu où ils vivaient. L'auteur éminent d'Adolphe (1816) analyse ainsi l'effet que produisit sur lui la cérémonie de l'Extrême Onction:

            "Je la quittais; je ne rentrais qu'avec tous ces gens pour assister aux dernières et solennelles prières; à genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m'abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par une curiosité volontaire tous ces hommes réunis; la terreur des uns, la distraction des autres et cet effet singulier de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme.

 

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            J'entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n'eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n'eussent pas dû mourir un jour. J'étais loin cependant de dédaigner ces pratiques; en est-il une seule dont l'homme dans son ignorance ose prononcer l'inutilité" (Adolphe, Ch 1).

            Les descriptions de l'Extrême Onction que l'on rencontre très souvent chez les romanciers français, parce qu'une grande partie des romans finit par une mort, peuvent nous documenter sur l'état religieux de la société décrite par l'écrivain. (a)

            L'extrait que nous venons de transcrire nous le fait saisir au vif. La Liturgie n'y figure qu'à titre de débris; elle y est ce vase fameux d'où la liqueur s'est échappée. B. CONSTANT désigne cette cérémonie de "terrible" parce que ses conceptions liturgiques ne tranchaient pas beaucoup sur celles des écrivains romantiques (Lucrèce Borgia).

 

            II - Les connaissances liturgiques de STENDHAL ne semblent pas l'emporter de beaucoup sur celles de l'auteur d'Adolphe. Comme l'analyse psychologique est chez lui de première importance et qu'elle prend le pas sur toutes les autres aspirations, il n'est pas étonnant que nous trouvions chez lui des endroits dont la superficialité paraît quelque peu étrange.

            "Nous ne répétons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut; pendant quinze jours, elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département" (Le Rouge et le Noir, ch.XVIII).

            Le prétexte allégué par STENDHAL pour ne pas décrire une cérémonie pontificale fait preuve du peu d'intérêt que prend à ce sujet l'auteur célèbre du roman Le Rouge et le Noir. Il nous fournit par cet acte des renseignements précieux sur la religiosité apparemment superficielle des provinciaux qu'il a évoqués dans son livre.

 

            III - L'oeuvre de BALZAC dont nous allons entreprendre l'étude attachante est trop vaste pour que nous puissions fournir l'analyse de son immense ensemble. Nos besoins seront entièrement comblés si nous choisissions un roman qui, servant de cas-type, nous renseignera sur les conceptions liturgiques du grand romancier. L'analyse détaillée du Curé de Village (1845), c'est le roman qui satisfait pleinement nos exigences, nous donnera des indications précieuses à l'aide desquelles nous aurons la partie belle pour assigner à BALZAC cette place qu'il mérite dans la suite des écrivains surnommés les "Indifférents".

 

            IV - Quand BALZAC composa son roman Le Curé de Village, la décadence liturgique était tombée en France à son plus bas degré. L'activité puissante de DOM GUERANGER n'avait pas encore tiré à conséquence parce qu'elle était toujours confinée dans le cercle rétréci des préoccupations théoriques.

 

(a)V.e. XAVIER DE MAISTRE, La Jeune Sibérienne, 1825, p.148

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            Le peuple français avait pourtant gardé nombre de belles cérémonies malgré cette multitude de missels différents qui n'ont pas cessé de se partager l'Eglise de France. BALZAC en voulant évoquer dans son oeuvre de géant les diverses classes de la société de son époque dut nécessairement, en observateur objectif, assigner à la Liturgie cette place qu'elle occupait en effet. Il s'est montré digne de la tâche qu'il avait assumé, si bien que les nombreux détails liturgiques parsemés dans ses livres évoquent en effet un tableau assez fidèle de la situation liturgique de son époque. Si nous nous heurtons en lisant le Curé de Village à de nombreuses inexactitudes, il faut les attribuer moins à son ignorance qu'à la vitesse avec laquelle il dut lancer dans la mêlée la plupart de ses romans.

 

            V - BALZAC a constaté avant tout que la Liturgie exerce une influence profonde sur le peuple de la campagne :

            "Le dimanche, elle allait aux offices avec son père, à la promenade après les vêpres..." (p.13). Les messes (p.104), les pompes religieuses (p.19), les cérémonies de mariage (p.33) et nombre d'autres actes liturgiques accompagnent ensuite les hommes de la campagne le long de leur vie dure et pénible. Ils ne les considèrent pas seulement comme un passe-temps agréable, mais ces gens sont aussi convaincus qu'ils peuvent y trouver des trésors incommensurables d'une doctrine philosophique qu'ils éprouvent le besoin de posséder dans les vicissitudes de la vie.

            "Monsieur Bonnet trouva dans l'épître un texte à développer qui signifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favorise les siens et encourage les bons..." (p.198).

            Ce que nous avons relevé ailleurs à savoir que la participation intime à la Liturgie est à même d'embellir le physique de l'homme, si étrange et incroyable que cela paraisse, BALZAC l'a également noté :

            "Quand un sentiment violent éclatait chez Véronique, l'exaltation religieuse à laquelle elle était livrée, alors qu'elle se présentait pour communier doit se porter parmi les vives émotions d'une jeune fille si candide. Il semblait qu'une lumière intérieure effaçât par ses rayons les marques de la petite vérole. Le pur et radieux visage de son enfance réapparaissait dans sa beauté première... Véronique était changée pour quelques instants..." (p.16).

            Les déploiements de pompes liturgiques possèdent une valeur pédagogique. Le peuple, en s'efforçant de les rendre le plus beau possible, façonne ainsi ses facultés esthétiques:

            "N'avez vous pas vu, Monsieur, les clous qui sont de distance en distance dans les murs ? Ils servent à y fixer une espèce de treillage en fil de fer où les femmes attachent les bouquets. L'église est alors en entier revêtue de fleurs qui restent fleurs jusqu'au soir.

 

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            Ma pauvre église que vous trouvez si nue est parée comme une mariée, elle embaume, le sol est jonché de feuillages au milieu desquels on laisse pour le passage du Saint-Sacrement un chemin de roses effeuillées" (p.118). (a)

            Cette description ne rappelle-t-elle pas à notre mémoire, à la fois CHATEAUBRIAND et FR. JAMMES ? Ne pourrait-elle servir d'intermédiaire entre deux époques séparées au point de vue liturgique (1800-1900)? Cette sympathie pour des cérémonies populaires n'assigne-t-elle pas à BALZAC une place pareille à celle que nous avons décerné à MISTRAL?

            Loin de montrer les splendeurs manifestes de certaines cérémonies avec l'impassibilité habituelle d'un observateur objectif et exact, le grand romancier laisse parfois entrevoir ses sentiments particuliers; voici ses paroles à propos d'une Extrême Onction:

            "Ce spectacle fut touchant et terrible à la fois, mais il fut solennel par la disposition des choses, à un tel point que la peinture y aurait trouvé peut-être le sujet d'un de ses chefs-d'oeuvre" (p.313). (V.VEUILLOT)

            Le contenu esthétique de la Liturgie le touchait. Malgré son penchant vers le romantisme ("terrible"), il se laissait impressionner par tout ce qu'il y avait de beauté immanente dans les cérémonies religieuses. Aussi, prouvait-il dans le même passage que la Liturgie devait influencer nécessairement la peinture et l'art de la miniature.(b) Bien mieux, BALZAC avait observé que certaines cérémonies avaient cette faculté fameuse d'opérer des conversions. Le spectacle touchant de l'Extrême Onction dont nous venons de parler, avait impressionné un libre penseur, à ce point qu'il "devint catholique en un moment" (p.313).

            Ce court exemple, qui range BALZAC à côté de tous ces écrivains qui ont accordé une large place aux relations qui se nouent entre la Liturgie et les phénomènes de la conversion (c), est à même de mettre suffisamment en relief son don incomparable de remarquer et de noter les faits les plus insignifiants (si bien que rien d'important n'échappe à son oeil scrutateur). S'il n'a pas développé plus au long ce motif, c'est  peut être parce qu'il était surchargé de travail.

 

            VI - Le style de l'auteur du Curé de Village se ressent des influences liturgiques. On y trouve des expressions comme celles-ci: "Brûlez ce dernier grain d'encens sur l'autel de la pénitence" (p.290).

            Ou bien :

            "La nature entière chante au lever du soleil un hymne d'allégresse" et "l'homme ajoutait un hymne de reconnaissance à tous les chants du soir" (p.262). (d)

 

(a)V.e. p.304

(b) V.e., p.101 - Le dehors du Missel

(c) SAINTE BEUVE, LESAGE, COPPEE, HUYSMANS, VALLERY-RADOT

(d) V.e., p.30

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            VII - En résumé, les connaissances liturgiques de BALZAC ne sont pas très vastes.(a) En observateur consommé, il a remarqué et noté les détails extérieurs sans pénétrer jusqu'à la signification des textes saints. La psychologie des personnages qu'il met en scène dans ses rapports avec la Liturgie laisse beaucoup à désirer. Nous ne savons ni ce que pense "le Curé de Village" en récitant son Bréviaire, ni comment prient les personnages principaux de son roman pendant qu'ils assistent à la cérémonie de la Messe. Ce qu'il faut louer cependant dans son oeuvre, c'est qu'il a constaté avec une justesse et une lucidité incomparables l'empire profond qu'a exercé la Liturgie à l'époque de la Restauration sur certaines catégories du peuple français.

 

 

(a) Les endroits où il parle des "martyrs et des confesseurs" (p.299) et du Martyrologue (p.108) ne changent rien à notre affirmation.