CHAPITRE III

 

CYCLE DE FLAUBERT

 

 

 

            I - L'harmonie entre le détail réaliste et psychologique est le propre des analyses liturgiques de FLAUBERT.

            II - Il se sert du procédé impressionniste quand la cérémonie liturgique est sans importance pour la vie de ses héros. Note sur A. DAUDET.

            III - FLAUBERT utilise le Rituel pour décrire avec le maximum d'exactitude la cérémonie de l'Extrême Onction.

            IV - Ses analyses psychologiques des états religieux dégagés par la Liturgie l'emportent de beaucoup sur celles de ZOLA. Note sur DUMAS Fils.

            V - FLAUBERT trace l'évolution religieuse de Mme Bovary et calque l'expérience liturgique de celle-ci sur plusieurs endroits de l'Apocalypse.

            VI - Il résulte de l'analyse liturgique de Madame Bovary que FLAUBERT mettait beaucoup de conscience à remplir sa tâche d'écrivain.

 

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            I - L'observation de la réalité que FLAUBERT couvre déjà d'un certain vernis scientifique avait beaucoup progressé depuis la parution du Curé de Village. (BALZAC, 1845). FLAUBERT ne s'est plus borné comme le faisait son prédécesseur à noter les dehors de la Liturgie seule, mais il s'est efforcé de pénétrer jusque dans le vie intérieure de ceux qui en subissaient l'influence. Avec l'auteur de Madame Bovary (1857), le réalisme poétique étant parvenu à son apogée, l'harmonie entre le détail réaliste et psychologique ne fut pas encore troublée comme elle le sera chez ZOLA quelques années après. Force est donc d'analyser l'oeuvre de FLAUBERT sous deux aspects: il faut y signaler tout d'abord l'art de sa documentation réaliste pour conclure par quelques exemples extraits du domaine psychologique.

 

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            II - Au moment où FLAUBERT se propose de décrire une cérémonie liturgique, qui reste sans aucune influence sur la vie de ses personnages, il fait usage du procédé impressionniste:

            "M. Bournisien, en grand appareil, chantait d'une voix aiguë, il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras. On chantait, on s'agenouillait, on se relevait, cela n'en finissait pas... La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises. Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière, et l'on sortit de l'église" (p.372-373).

            Nous ne pouvons concevoir aucune idée des connaissances liturgiques de notre écrivain en lisant le court chef d'oeuvre que nous venons de citer. Cette description est pourtant à sa place, et FLAUBERT n'a absolument rien omis en ne donnant pas plus de détails sur cette  Messe des Morts. (a)

 

            III - En ouvrier consciencieux, il prend la peine de se documenter, quand le sujet l'exige. Lisons dans Madame Bovary la description de l'Extrême Onction. Nous croirons après sa lecture avoir eu entre les mains le Rituel qui nous apporte tous les détails pour l'administration de ce sacrement.

            "Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d'une serviette blanche, un gros crucifix entre deux chandeliers qui brûlaient... le prêtre se releva pour prendre le crucifix. Ensuite, il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l'huile et commença les onctions: d'abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres (Flaubert à oublié l'onction des oreilles), puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses, puis sur la bouche, qui s'était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure; puis sur les mains, qui se délectaient aux contrastes suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs... Le prêtre explique même à Bovary que le Seigneur quelquefois prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour le salut..." (p.359-361).

            Toute l'explication du symbolisme de cette cérémonie et tout particulièrement le dernier passage prouve abondamment que FLAUBERT avait entre les mains un manuel liturgique d'après lequel il composa cette scène. Voici ce que l'on trouve dans le Paroissien des fidèles de Mgr. MARBAV :

            "Il adoucit aussi les souffrances des malades et peut même rendre la santé du corps" (FLAUBERT dit: "prolonger l'existence des personnes", ce qui est exactement la même chose!) "si Dieu le juge utile au salut de leur âme" (FLAUBERT dit : "convenable pour le salut").

 

(a) Nous allons relever chez A.DAUDET (Frement Jeune et Risler aîné, 1874, I,pI) une description semblable:

"Puis l'entrée à l'église, deux par deux; toujours le petit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant. L'orgue, le suisse, le sermon du curé, les cierges éclairant les bijoux, des violettes de printemps, et cette poussée de monde à la sacristie, le petit nuage blanc, perdu, noyé, entouré, embrasé...". La société décrite par l'écrivain n'attachait à la religion aucune importance. C'est la raison pour laquelle DAUDET ne s'arrête pas sur cet endroit avec plus de détails.

 

 

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            IV - Il faut s'incliner devant cette loyauté d'un écrivain qui prenait son métier au sérieux. (a)

Aussi, dans ses analyses psychologiques, l'auteur de Madame Bovary a-t-il fait preuve du même souci d'exactitude. S'il n'y a pas si bien réussi que dans les détails réalistes, c'est parce que l'expérience religieuse lui manquait presque complètement. FLAUBERT avait cependant éprouvé le désir sincère de se montrer juste et équitable à l'égard des faits qui sont du domaine de la psychologie religieuse. Il y a dépassé de beaucoup l'auteur de Lourdes et de Rome dont nous nous sommes entretenus il y a quelques temps.

 

            V - FLAUBERT nous présente en psychologue consciencieux toute l'évolution religieuse de son héroïne. Etant encore jeune fille, elle sentit tout le charme, il est vrai un peu vague et amollissant, des offices liturgiques :

            "A ce tintement répété (de l'Angélus), la pensée de la jeune femme s'égarait dans ses vieux soupirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers qui dépassaient sur l'autel les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu comme autrefois être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs que marquaient de noir ça et là les capuchons raides des bonnes soeurs inclinées sur leur prie-Dieu le dimanche à la messe. Quand elle relevait la tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l'encens qui montait".

            Au seul souvenir de ces charmes enchantants, Madame Bovary fut saisie par une sorte d'attendrissement : "Elle se sentit molle et toute abandonnée comme un duvet d'oiseau qui tournoie dans la tempête; et ce fut sans en avoir conscience qu'elle s'achemina vers l'église, disposée à n'importe quelle dévotion, pourvu qu'elle y courbât son âme et que l'existence entière y disparût (p.121).

            De même, le célèbre romancier a-t-il tâché de peindre la vie intérieure de Madame Bovary, pendant et après sa communion :

            "Madame Bovary après avoir communié croyait entendre dans les espaces, le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme" (p.290).

 

(a) Pour s'en rendre compte, on n’a qu'à comparer le passage que nous venons de citer à la description du même sujet qui se trouve dans le Jocelyn de LAMARTINE (p.100-101 et 209) ou dans le roman La Dame aux Camélias (1852) de DUMAS Fils. En Voici un extrait bien signifiant:

            "Je suis tombée à genoux, je ne sais combien de temps durera l'impression que m'a produite ce spectacle, mais je ne crois pas que jusqu'à ce que je sois arrivée au même moment, une chose humaine pourra m'impressionner autant. Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds, les mains et le front" (elle oublie de mentionner les yeux, les oreilles et les narines et intervertit l'ordre) "de la mourante, récita une courte prière et Marguerite se trouva prête pour le ciel" (La Dame aux Camélias, p.279).

            C'est un exemple typique qui démontre manifestement la superficialité de certains écrivains.

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            Si ce passage n'a pas atteint encore l'exactitude frappante des analyses magnifiques que nous avons relevé à propos de E. BAUMANN ou de FR. JAMMES, l'expérience religieuse ayant manqué à FLAUBERT, cependant il faut lui rendre cette justice de s'être donné du mal pour se documenter le mieux possible. Nous reconnaissons en effet dans l'analyse psychologique, que nous venons de transcrire, l'influence de quelques textes sacrés. Elle semble calquée sur plusieurs passages de l'Apocalypse. (a)

            VI - Les quelques passages extraits du roman Madame Bovary confirment donc le jugement général d'exactitude que l'histoire littéraire a porté sur FLAUBERT. L'opinion que nous avons émise sur son oeuvre au point de vue liturgique nous a montré un écrivain qui en raison de sa vocation se croit obligé à une exactitude consciencieuse dans l'étude des détails à la fois réalistes et psychologiques.

 

(a) "Et la voix que j'entendis était comme le son de joueurs de harpes qui jouent de leurs harpes" (Apocalypse XIV,2, V.e V,8). - "Et aussitôt, je fus ravi en esprit, et je vis un trône placé dans le ciel et quelqu'un assis sur le trône" (ibid., IV,2). - "Après cela, je vis une grande foule que personne ne pouvait compter qui était debout devant le trône et des palmes étaient en leurs mains" (ibid., VII,9). - "Je vis un autre ange qui volait dans le milieu du ciel. Et un autre ange suivit. Et un troisième ange suivit ceux-ci. Alors, un autre ange sortit" (ibid., XIV:6,8,9,15,17,18 V.e XVI 2,4,8,10,12,17 etc...).