CHAPITRE III

 

JOSEPH DE MAISTRE ET LAMENNAIS

 

 

         I - Il faut rattacher J. DE MAISTRE à CHATEAUBRIAND à cause de sa manière d'analyser les psaumes et le Te Deum.

         II - Le premier envisage la Liturgie sous l'angle philosophique et pourrait figurer sur la liste d'écrivains dits "apologistes".

         III - Il juge souvent avec une science sûre certains poètes liturgiques.

         IV - Sa preuve sur l'universalité des psaumes paraît avoir servie de modèle à Taine et à quelques autres écrivains.

         V - Conclusion sur J. DE MAISTRE.

         VI - LAMENNAIS se sert d'expressions liturgiques pour donner plus d'éclat à son style.

         VII - Conclusion.

 

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         I - Défenseur rigoureux du Catholicisme, JOSEPH DE MAISTRE se rapproche de CHATEAUBRIAND par les appréciations esthétiques de certains poèmes liturgiques. C'est ainsi qu'il comparait les psaumes de David aux hymnes de Pindare, pour aboutir à la conclusion finale que ceux-là l'emportaient de beaucoup sur les poèmes du poète grec. Aussi trouvons-nous dans les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), une analyse littéraire du Te Deum d'une beauté lumineuse et impressionnante :

         "Car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu'on ne tient pas de lui, il soit possible d'employer une plus belle prière... c'est une poésie brûlante, affranchie de toutes les ressources de l'art. Je doute que la foi, l'amour, la reconnaissance aient parlé jamais de langage plus vrai et plus pénétrant." (VII, Entretien, II,p.48-49).

 

         II -  Rien d'étonnant si ce philosophe analyse la Liturgie sous l'angle de la philosophie chrétienne. Il y annonce la manière d’E. HELLO et pourrait ainsi figurer sur la liste des "apologistes" dont nous parlerons plus tard:

 

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         "Car la prière de chaque nation est une espèce d'indicateur qui nous montre avec une précision mathématique la position morale de cette nation." (ibid II,p.50).

         Ou bien :

         "J'ai fait mille fois cette dernière observation en assistant à notre belle Liturgie. De pareilles prières ne peuvent avoir été produites que par la vérité et dans le sein de la vérité." (VI,Entr. I, p.359).

 

         III - J. DE MAISTRE ne se contente pas seulement d'émettre des assertions dénuées de tout fondement scientifique. En logicien rigoureux, il s'efforce de justifier le mieux possible chaque jugement rendu, quelqu'en soit l'objet. Son discernement esthétique le seconde dans ses appréciations philosophiques:

         "Lisez les hymnes de Santeuil, un peu légèrement adoptées peut-être par l'église de Paris, elles font un certain bruit dans l'oreille, mais jamais elles ne prient, parce qu'il était seul lorsqu'il les composa" (ibid.I,p.360).

Quelques années plus tard, DOM GUERANGER aura prononcé la sentence de mort sur Santeuil, cet écrivain à la fois libertin et religieux.(a) Le jugement porté par le philosophe J. DE MAISTRE sera ainsi confirmé par un des plus grands liturgistes de l'époque moderne.

 

         IV - Il paraît même que nombre d'écrivains postérieurs se soient inspirés des appréciations liturgiques de notre philosophe. Le passage sur l'universalité des psaumes que nous allons citer n'a-t-il pas servi de modèle à TAINE lui-même ? (b)

         "David, au contraire, brave le temps et l'espace, parce qu'il n'a rien accordé aux lieux ni aux circonstances: il n'a chanté que Dieu et la vérité immortelle comme lui... Les psaumes sont une véritable préparation évangélique, car nulle part l'esprit de la prière qui est celui de Dieu n'est plus visible et de toutes parts on y lit les promesses de tout ce que nous possédons... Lors même que le sujet d'un psaume paraît absolument accidentel... toujours son génie échappe à ce cercle rétréci, toujours il généralise... il n'a pas une ligne qui n'appartienne à tous les temps et à tous les hommes." (VII, Entr. p.55-57) (c)

 

         ”David est exaucé parce qu'il n'a chanté que l'Eternel; ses chants participent de l'éternité. Les accents enflammés, confiés aux cordes de sa lyre divine retentissent encore après trente siècles dans toutes les parties de l'univers. La synagogue conserve les psaumes; l'Eglise se hâta de les adopter; la poésie de toutes les nations chrétiennes s'en est emparée ; et depuis plus de trente siècles, le soleil ne cesse d'éclairer quelques temples dont les voûtes retentissent de ces hymnes sacrés. On les chante à Rome, à Genève, à Madrid, à Londres, à Québec, à Moscou, à Pékin, à Botany-Bay, on les murmure au Japon" (ibid II,p.77).

 

(a) V. Institutions Liturgiques, II,pp.70-82

(b) V. Philosophie de l'Art II,3, p.266).

(c) Il appuie son argumentation par les Ps.138, r.7,8,9,10; - Ps.91, r.5,6,7; Ps.14, r.10

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         Pour ce qui est des cultes des religions non chrétiennes, il estimait qu'il fallait les rapporter tous à une origine commune:

         "Trompés par une religion négative et par un culte décharné, ils" (les incroyants) "ont méconnu les formes éternelles d'une religion positive qui se retrouveront partout" (ibid).

 

         V - J. DE MAISTRE se rattache donc par ses analyses esthétiques des Psaumes et du Te Deum, qu'il comparait souvent aux poèmes de l'antiquité grecque à l'auteur du Génie du Christianisme.

         Les traits distinctifs de ses conceptions liturgiques sont cependant d'une autre espèce; étant penseur, il l'envisage sous l'angle philosophique et en tire des arguments pour mettre en lumière certains problèmes de la philosophie chrétienne. Il s'y annonce donc comme un vigoureux précurseur des "apologistes" qui, eux aussi, s'en serviront pour démontrer une thèse d'ordre philosophique (HELLO), politique (VEUILLOT), social (COPPEE), national (BARRES) ou apologétique (Les Convertis).

 

         VI - Nous joignons à JOSEPH DE MAISTRE, FELICITE ROBERT DE LAMENNAIS, ce journaliste et sociologue qui, quoique d'un avis politique différent, possédait cependant nombre de points de contact avec le grand penseur dont nous venons de parler.

         Il est très naturel que l'auteur des Paroles d'un Croyant (1834) et de nombre d'autres ouvrages qui nous saisissent encore aujourd'hui à cause de notions sociales toujours si actuelles, il est naturel qu'il ait bien connu la Liturgie. Déjà, sa qualité de prêtre entraîne la connaissance très étendue de ces prières si intéressantes et si instructives dont on se sert pendant les offices. Nous rencontrons chez lui en effet de nombreuses allusions aux Psaumes, son style prend souvent un tel élan que nous oublions presque que ce n'est pas la poésie biblique qui nous charme à la lecture de ces oeuvres. Il faut parcourir pour s'en rendre compte le ch. XXIII (p. 67-70) des Paroles d'un Croyant où se trouve cette fameuse combinaison du psaume De Profundis avec les Litanies de la Sainte Vierge.

         Les allusions à d'autres textes liturgiques se rencontrent moins souvent. On en remarque pourtant de temps à autre. Nous citons comme exemple le commencement entraînant et rythmique de l'oeuvre que nous venons de mentionner il y a quelques instants :

         "Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, Amen. Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté" (p.7). (a)       

         VII - Il est donc évident, LAMENNAIS ne se sert pas de la Liturgie à cause de sa valeur doctrinale: elle est sous sa plume un simple instrument stylistique dont il use pour orner avec plus d'éclat la marche enjouée et entraînante de ses pensées.

 

(a) (V.e. p.51).