CHAPITRE IV

 

VICTOR HUGO (1802-1885)

 

 

         I - HUGO est un adversaire de la Liturgie. Il s'en sert cependant pour en tirer des effets poétiques.

         II - Son éducation religieuse a été faite sous les auspices de la Liturgie. On s'en aperçoit dans ses premiers recueils de vers.

         III - Son style trahit l'influence de la Liturgie.

         IV - Il se sert dans Notre Dame de Paris de la Liturgie pour en tirer des effets d'horreur. Ainsi annonce-t-il BARBEY D'AUREVILLY et le roman Là-bas de HUYSMANS.

         V - Lucrèce Borgia éveille des frémissements d'horreur.

         VI - La Princesse lointaine et le Cyrano de Bergerac d'E. ROSTAND et l'Annonce faite à Marie de P. CLAUDEL révèlent à l'instar du drame de V. HUGO des scènes liturgiques.

         VII - Les drames de ROSTAND et celui de P. CLAUDEL diffèrent de Lucrèce Borgia, parce que la Liturgie n'y est plus utilisée pour éveiller l'horreur.

 

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         I - Nous avons hésité assez longtemps avant de nous résoudre à placer VICTOR HUGO tout près de CHATEAUBRIAND. Le HUGO de l'âge mûr, celui des Contemplations, est au point de vue liturgique plus proche de LAMARTINE que de CHATEAUBRIAND. Ses élans lyriques sont ce qu'il y a de plus personnel, son inspiration poétique qui (comme dans Pauca meae), nous fait souvent penser aux Psaumes porte pourtant le cachet du groupe d'écrivains que nous avons englobés sous le nom des "Antiliturgiques". HUGO est donc en ce qui concerne sa conviction philosophique un adversaire de l'esthétique liturgique. Cependant, en sincère admirateur du Moyen Age, et c'est pour cela que nous le rangeons à côté de CHATEAUBRIAND, il n'a pas su se soustraire à l'influence de la Liturgie. Nous voulons donc analyser son oeuvre de ce point de vue.

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         II - Si nous prenons ses oeuvres de jeunesse, nous y trouvons de nombreuses réminiscences liturgiques. Un certain nombre d'Odes et de Ballades sont directement inspirées par les prières de l'église.(a) Elles nous prouvent le fait que la première éducation de notre poète a été directement religieuse et que l'enseignement liturgique a joué dans les vingt premières années du siècle dernier un rôle assez considérable. De plus, il est facile de reconnaître les traces de ces souvenirs de jeunesse jusque dans ses oeuvres tardives (b)

 

         III - Son style poétique prouve souvent qu'il a été maintes fois, bien qu'inconsciemment, sous l'empire de la poésie liturgique. Les expressions comme ils "sèment en marchant" (ps. 125,5) (c) "j'étais le ver sous le pavé" (ps. 21,7) (d) ne sont pas rares chez lui. On rencontre dans La Légende des siècles des allusions à d'autres cérémonies liturgiques: à un Sacre de Roi (e),

à une Messe (f), au plain-chant (g) et ainsi de suite. Vu toute l'immensité de l'oeuvre poétique de VICTOR HUGO, il faut convenir que c'est bien peu de chose. Ce n'est qu'une preuve de plus que sa sympathie pour la Liturgie n'a pas été trop vibrante.

 

         IV - Mais en maître consommé dans son art, il s'est aperçu qu'on pourrait "utiliser" la Liturgie pour en tirer des effets poétiques. CHATEAUBRIAND l'a essayé avec succès dans René. VICTOR HUGO le fera dans Notre Dame de Paris et dans Lucrèce Borgia. C'est par la Liturgie qu'il rehausse dans ces deux oeuvres les effets de l'horreur. Nous assistons ainsi dans son roman à un Procès sorcier .(h) La récitation des Prières et des Psaumes telle que l'a arrangée VICTOR HUGO excite en effet les nerfs du lecteur et le fait frémir d'horreur :

"Cependant, on voyait remuer confusément quelques têtes de prêtres dans les stalles lointaines du choeur, et au moment où la grande porte s'ouvrit, il s'échappa de l'église (Notre Dame de Paris) un chant grave, éclatant et monotone, qui jetait comme par bouffées sur la tête de la condamnée des fragments de psaumes lugubres.

         "... Non timebo millia populi circumdantis me; exsurge, Domine, salvum me fac, Deus... Salvum me fac Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam... Infixus sum in limo profundi; et non est substantia."

 

(a) Action de grâce (par le Ps.125,5) Les Funérailles de Louis XVIII. (par le Ps. 86,10) Le sacre  de Charles X; Jéhovah...

(b) V. Châtiments (Le Te Deum du 1er Janvier, A un Martyr; Idylles; A des journalistes de Robe courte.)

(c) Légende des Siècles (La terre, Hymne)

(d) Ibid: Le petit Roi de Galicé; Le Crucifix)

(e) Evidramus, IV

(f) L'Aigle du cirque

(g) "Ce sont deux soeurs ayant sur leur tête l'abesse, et leur chant grave monte au ciel où le jour baisse"(V. Sully Prudhomme, Poèmes tragiques, p.130)

(h) Nous rencontrons le même sujet liturgique dans les romans: Gil Blas de Le Sage et Cinq-Mars de De Vigny

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         En même temps une autre voix, isolée du choeur, entonnait sur le degré du maître-autel ce mélancolique offertoire :

         "Qui verbum meum audit et credit ei qui misit me, habet vitam aeternam et in judicium non venit, sed transit a morte in vitam."

         Ce chant que quelques vieillards perdus dans leurs ténèbres chantaient de loin sur cette belle créature, pleine de jeunesse et de vie, caressée par l'air tiède du printemps, inondée de soleil, c'était la messe des morts... Alors le chant s'interrompit dans l'église. Une grande croix d'or et une file de cierges se mirent en mouvement dans l'ombre... une longue procession de prêtres en chasubles et de diacres en dalmatiques, qui venaientt gravement et en psalmodiant... il avançait... en chantant:

         "De ventre inferi clamavi, et exaudisti vocem meam Et projecisti me in profundum in corde maris, et flumen circumdedit me."

         ... elle n'avait pas écouté la voix glapissante du greffier lisant la fatale teneur de l'amende honorable; quand on lui avait dit de répondre Amen, elle avait répondu Amen...

         Alors... il s'écria d'une voix funèbre :

         "I nunc, anima anceps, et sit tibi Deus misericors."

         C'était la redoutable formule dont on avait coutume de clore ces sombres cérémonies. C'était le signal convenu du prêtre au bourreau.

         Le peuple s'agenouilla.

         "Kyrie eleison" dirent les prêtres restés sous l'ogive du portail.

         "Kyrie eleison" répéta la foule avec ce murmure qui court sur toutes les têtes comme le clapotement d'une mer agitée.

         "Amen" dit l'archidiacre.

         Il tourna le dos... on le vit disparaître... sous les arceaux brumeux de la cathédrale, et sa voix sonore s'éteignit par degrés dans le choeur, en chantant ce verset de désespoir :

         "Omnes gurgites tui et fluctus tui super me transierunt..." (Notre Dame de Paris VIII,6).

         VICTOR HUGO s'est donc efforcé de trouver dans la Liturgie les notes les plus sombres et les plus farouches pour les apprêter d'une manière évocatrice.

         BARBEY D'AUREVILLY marchera vingt années plus tard avec l'Ensorcelée dans les pas de son prédécesseur. La Liturgie lui fournira, à lui aussi, les éléments aptes à faire hérisser les cheveux des lecteurs. Si nous voulions donc poursuivre toute l'évolution du satanisme liturgique, qui reçut son branle dans le roman par HUGO, mais qui est en effet aussi âgé que la

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Liturgie même (a), nous devrions citer Là-bas de HUYSMANS, Le Démon de Midi de PAUL BOURGET et La Colline inspirée de  MAURICE BARRES. Comme nous étudierons ces oeuvres un peu plus loin, force nous est d'aborder un autre sujet et de voir comment VICTOR HUGO a su tirer parti de la Liturgie, et quels effets le drame Lucrèce Borgia produit sur les spectateurs.

 

         V - Voici ce que dit HUGO dans la Préface de ce drame :

"Il" (le poète) "fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie... Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant scène, mais il lui criera du fond du théâtre: Memento quia pulvis es."

         HUGO avoue donc lui-même que la Liturgie ne lui sert qu'à titre d'instrument poétique, il veut exercer sur le moral du public une influence salutaire en confrontant la débauche à la mort. C'est ainsi qu'il introduit dans une salle de festin où des criminels et des noceurs tapageurs s'empiffrent de boissons et de mets délicieux une:

         "Longue file de pénitents blancs et noirs dont on ne voit que les yeux par les trous de leurs cagoules, croix en tête et torche en main"... Ils chantent "d'un accent sinistre et d'une voix lugubre: "De profundis clamavi ad te Domine".

         Ils viennent se ranger en silence des deux côtés de la salle, et y restent immobiles comme des statues, pendant que les jeunes gentilshommes les regardent avec stupeur."

         On apprend ensuite aux noceurs qu'ils sont tous empoisonnés et pour le confirmer, les "moines s'écartent et laissent voir cinq cercueils couverts chacun d'un drap noir..." préparés pour les cinq gentilshommes présents.

 

         VI - VICTOR HUGO, le romantique, est tout entier dans cette scène farouche. On s'en aperçoit: les mystères du christianisme n'ont eu pour lui de valeur qu'en tant qu'on pouvait les ajuster au moule ordinaire des formes littéraires du Romantisme. Malgré l'apparent abus qu'il fit ainsi de la Liturgie, il paraît que ce drame ait exercé à l'instar de Notre Dame de Paris, une influence salutaire sur quelques écrivains postérieurs.

         Le Cyrano et la Princesse lointaine d 'EDMOND ROSTAND nous serviront avec L'Annonce faite à Marie de P. CLAUDEL de spécimen pour toute l'école qui s'efforçait d'utiliser la Liturgie dans le drame. JOFFROY RUDEL dans la Princesse lointaine meurt en entendant la déclaration d'amour de son amante enfin trouvée. Ses paroles sont accompagnées par le "murmure des prières" (des agonisants )"que couvre une onde de harpes."

 

(a) Viles cérémonies de la fête de l'Ane, ces parodies de la liturgie; le satanisme sous Louis XIV (V. Huysmans, Là-Bas; l'évolution du mot "Hocus pokus" - hoc est corpus meum - en font preuve)

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         Cyrano, lui aussi, se meurt au moment même où : "la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office." (a)

 

         VII - Le procédé artistique de HUGO et de ROSTAND est donc exactement le même. Pour tous les deux, la Liturgie n'est qu'un moyen qu'ils asservissent à leurs exigences poétiques. Mais l'un ne tranche sur l'autre qu'en tant qu'on doit faire le départ entre le Romantisme de HUGO et le Néoromantisme de ROSTAND.

         Tandis que celui-là nous suggère des sentiments d'effroi et d'horreur, ROSTAND nous enveloppe par la Liturgie de mélodies douces et caressantes qui nous transportent dans un monde de rêverie. Pour ce qui est de CLAUDEL, nous en dirons davantage plus bas. Il est cependant bon de signaler dès à présent que CLAUDEL a considérablement perfectionné le procédé de VICTOR HUGO en y ajoutant un élément tout à fait neuf et inconnu jusque là dans la littérature moderne: la Liturgie prend dans L'annonce faite à Marie une part active dans l'action; elle nous rend compréhensible le miracle en essayant de nous transporter dans le monde surnaturel où les lois naturelles reçoivent une face tout à fait différente de celle que nous sommes habitués à envisager dans la vie ordinaire.

 

(a) Cyrano dit en s’en aperçevant: “Qu’elles aillent prier puisque leur cloche sonne. Il me manquait un peu d’harmonie... en voilà..”