CHAPITRE IX

 

JORIS-KARL HUYSMANS

APRES SA CONVERSION (1892-1907)

 

 

         I - Vu l'immensité de l'oeuvre liturgique accomplie par HUYSMANS, un index doit nous servir de guide.

         II - Division de notre travail.

         III - La conversion de HUYSMANS s'effectue à la Trappe de Notre Dame d'Igny sous les auspices du plain-chant.

         IV - HUYSMANS donne dans En Route de nombreuses analyses artistiques de diverses pièces du plain-chant et s'y prend comme s'il avait à faire à des opéras.

         V - Les analyses liturgiques sont moins abondantes dans La Cathédrale, on en trouve pourtant quelques unes qui sont d'un intérêt tout à fait particulier.

         VI - Le roman L'Oblat, ce journal liturgique de HUYSMANS, marque le moment où l'influence de la Liturgie sur la Littérature française a atteint son plus haut degré.

         VII - Ses connaissances y sont plus vastes que dans ses livres précédents. Il s'enthousiasme pour une paroisse liturgique.

         VIII - Les passages où il fait de la critique liturgique n'y sont pas rares.

         IX - L'expulsion des bénédictines lui cause de véritables souffrances. Les textes liturgiques les expriment d'une manière parfaite.

         X - L'hypertrophie de son goût lui fait trouver laides les cérémonies populaires dans Les Foules de Lourdes. Toutefois  constate-t-il qu'elles y effectuent la fusion des classes. Il voudrait que Lourdes devînt un centre de la réforme grégorienne.

 

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         I - Ce serait téméraire de notre part de vouloir analyser un par un les livres que HUYSMANS a écrit après sa conversion. Il faudrait les reproduire en entier si nous voulions avoir une idée complète du travail accompli par lui dans le domaine de la Liturgie. Comme nous n'avons pas la prétention hardie de copier ses analyses des diverses parties de la Liturgie, nous sommes forcés de dresser à la fin de cette étude un index qui guidera facilement quiconque voudrait se débrouiller dans ce chaos d'observations, de commentaires et de critiques.

 

         II - La méthode que nous avons adoptés dans les deux chapitres suivants (IX et X) est la suivante : nous allons relever d'abord tout ce qu'il y a de particulier au point de vue liturgique dans En Route, La Cathédrale, L'Oblat et Les Foules de Lourdes et nous montrerons enfin l'oeuvre toute entière accomplie par HUYSMANS.

 

         III - En parlant d' A Rebours, nous avons déjà pu constater un fait indéniable: la beauté du plain-chant attirait toujours notre écrivain avec une force suave et persévérante. Le plain-chant avait joué en effet un rôle considérable dans sa conversion qui s'est entièrement effectuée à la Trappe de Notre Dame d'Igny où il avait suivi avec une assiduité parfaite tous les offices des moines: "Dieu m'a subitement saisi et il m'a ramené vers l'Eglise, en utilisant pour me capter mon amour de l'art, de la mystique de la liturgie, du plain-chant" (La Cathédrale p.472).

 

         IV - Nous rencontrons tout d'abord dans En Route un très grand nombre d'analyses musicales, dans lesquelles il dissèque la valeur artistique de certains morceaux de plain-chant. Il nous montre ensuite l'influence qu'ils exercent sur son âme fatiguée et susceptible de se désaltérer dans les véritables sources de la Beauté. Aussi relève-t-il tout spécialement les morceaux dont la valeur intrinsèque le touche davantage: "Les soirs où il avait entendu les admirables chants de l'octave des trépassés... il s'était senti pour jamais capté..." (En Route p.36).

         Les causeries sur le plain-chant abondent dans En Route. Il y compare par exemple l'effet artistique produit dans l'église de Saint-Sulpice à celui qu'il a entendu à Saint-Séverin où il dit ensuite qu'il préfère les voix des Bénédictines de la Rue Monsieur à celles des maîtrises (p.141-142). Il s'érige toujours en défenseur inlassable du plain-chant et ne connaît pas de mesure dans ses critiques outrées:

         "C'est tout de même incroyable ce que l'on entend maintenant à Paris, dans les églises. Sous couleur de ménager le gagne-pain des chantres, on supprime la moitié des strophes des cantiques... On y beugle le "Tantum ergo" sur l'air national autrichien, ou, ce qui est pire encore, on l'affuble de flous-flous d'opérettes et de glous-glous de cantine... Et cependant, la Papauté a formellement défendu par plusieurs bulles de laisser souiller le sanctuaire par des fredons...

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         Jean XXII a expressément prohibé la musique et les voix profanes dans les temples. Il a en même temps interdit aux maîtrises d'altérer par des fioritures le plain-chant" (ibid., p. 389-390).

         Ses nombreux commentaires portent sur les prières conventuelles (Chapelet), sur leur signification, sur leur valeur, ou sur leur emploi (p. 434-435). Quand il analyse certaines cérémonies, il s'y prend comme s'il avait à faire à un opéra ou à une pièce dramatique. (a)

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         V - Huysmans n'utilisera pas dans son roman La Cathédrale, ses vastes connaissances liturgiques acquises en relativement peu de temps.

         Tandis qu'il s'est efforcé dans ses livres précédents de prouver que la valeur artistique du plain-chant est une des meilleures apologies du christianisme, il y tâche d'atteindre le même but en exposant les principes de l'architecture chrétienne et de la science des symboles. Il y prouve que l'Eglise a l'intention de faire converger tous les arts pour créer une oeuvre harmonique.

         "Il faut constamment le répéter, toute partie d'église, tout objet matériel servant au culte est la traduction d'une vérité théologique" (Cathédrale p.161), (14).  Les descriptions liturgiques qu'on y découvre montrent en ceci un progrès sur celles d' En Route. Huysmans y est plus attentif aux impressions d'ensemble qu'à l'explication théologique de certains textes (15). Aussi les textes liturgiques cités par lui expriment-il d'une manière nette une des raisons pour lesquelles Huysmans avait entrepris ses livres. Ce fut uniquement l'amour de la Maison de Dieu qui le poussa à écrire sa Cathédrale:

         "Domine, dilexi decorem domus tuae

         et locum habitationis gloriae tuae.

         Ne perdas cum impiis, Deus, animam, neum..." (Ps. 25, 8-9, Epigraphe de La Cathédrale).

         Nous parlerons ailleurs des autres passages ayant trait à la Liturgie: les considérations que nous allons consacrer au style de HUYSMANS comportent plusieurs références se rapportant à La Cathédrale. Cependant, pour être complet, il faut appuyer sur le fait que Huysmans n'avait dans ce roman qu'apparemment négligé la Liturgie. Il y traitait plus au long de l'architecture chrétienne, de la mystique et du symbolisme, mais les nombreuses causeries sur les sujets liturgiques (p.e. p.267-268) et sur les charmes du cycle de l'Année liturgique nous font deviner ses regrets de ne pouvoir nous en entretenir plus au long:

         "Ah, ne plus être ainsi divisé, demeurer impartible, avoir l'âme assez anéantie pour ne plus ressentir que les douleurs, ne plus éprouver que les joies de la Liturgie, ne plus être requis chaque jour que par Jésus et par

 

(a)Complies (En route, p.245-246;390-391)

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vous, ne plus suivre que votre propre existence se déroulant dans le cycle annuel des offices! Se réjouir avec la Nativité, rire à Pâques fleuries, pleurer pendant la Semaine sainte, être un indifférent au reste, pouvoir ne plus se compter, se désintéresser complètement de sa personne, quel rêve, ce qu'il serait simple alors de se réfugier dans un cloître." (p.356).

 

         VI - Ses désirs d'une vie entièrement remplie par les sensations liturgiques vont être bientôt comblés. Il écrira durant son séjour dans l'abbaye bénédictine de Val-De-Saints son journal liturgique connu sous le titre d'Oblat. HUYSMANS s'est fait oblat, bénédictin et, il assistait tous les jours aux offices.(a) Il avait été tellement assidu aux cérémonies qu'il connaissait de nombreux textes par coeur. Son savoir liturgique a atteint à cette époque son plus haut degré.

         L'Oblat ne marque pas seulement l'apogée dans la production littéraire de Huysmans; avec cette oeuvre, l'influence de la Liturgie sur la littérature française moderne a atteint son maximum de puissance; dès lors, on sentira malgré une seconde recrudescence d'oeuvres inspirées par la Liturgie (CLAUDEL, BAUMANN) un lent mais constant affaiblissement de ce courant impétueux qui emportait l'oeuvre entière de ce poète peintre.

 

         VII - L'on ne trouve pas dans l'Oblat de motifs liturgiques nouveaux: les nombreuses analyses musicales d'un grand nombre de morceaux de plain-chant (16), les causeries sur des sujets liturgiques, les appréciations artistiques des principales Messes du cycle liturgique, les cris d'admiration au sujet du Pontifical des Vierges constituent une sorte de commentaire artistique et perpétuel de la Liturgie:

         "L'attitude absolue de la Liturgie et de l'art est là. (La profession des moniales de Saint-Benoît). Il y a des moments où pendant l'extraordinaire cérémonie, le petit frisson de la splendeur divine vous fait trémuler l'âme où l'on se sent exalté, projeté hors de soi-même, si loin de la banalité du monde qui vous entoure. Oui, à certains instants, on a envie de bramer l'admiration qui vous étouffe. Le chef d'oeuvre de l'Art ecclésial, c'est peut-être le Pontificat des Vierges. On est pris dès le début, aux moelles."

         Après avoir cité et admiré quelques passages du texte liturgique, HUYSMANS s'écri:

         "Que sont en comparaison de ce drame vraiment divin qui se joue entre l'âme et Dieu, les pauvres machines inventées par les théâtres anciens ou modernes" (p.255-256). Il faut comparer le passage que nous venons de

 

(a) Les oblats sont les laïques qui s'agrègent à un couvent en s'obligeant d'exercer quelques pratiques religieuses.

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citer à la description de la Prise de voile dans En Route pour être convaincu que HUYSMANS ne fait que répéter les motifs des oeuvres précédentes.

         Tout cela ne témoigne que d'un savoir plus vaste de HUYSMANS; quant à une compréhension plus profonde de tout l'ensemble de la Liturgie, il nous paraît que l'illustre auteur n'y a pas beaucoup progressé. On rencontre cependant dans ce livre une description d'une paroisse liturgisante et HUYSMANS nous y montre la possibilité de réintroduire dans le peuple pendant la Messe la pratique du chant liturgique abandonnée depuis le Moyen Age. Il s'enthousiasme pour cette idée. Il est même très vraisemblable que HUYSMANS eût abandonné son hostilité envers les gens de basse extraction que gardait toujours le disciple de ZOLA, s'il lui eut été donné de comprendre le peuple par l'intermédiaire de la Liturgie. Voici l'intéressant passage qui décrit la dite paroisse liturgique:

         "C'était la reviviscence pendant quelques minutes d'une primitive Eglise où le peuple vibrant à l'unisson de ses prêtres, prenait une part effective aux cérémonies et priait avec eux, dans le même dialecte musical, dans le même idiome; et c'était, à notre époque, si parfaitement inattendu que Durtal croyait en les entendant, s'évader, une fois de plus dans un rêve" (p.195). (17)

 

         VIII - Les nombreux passages où HUYSMANS fait de la critique liturgique y abondent de même.(a)  Ses souhaits à propos de la réforme du bréviaire aspirent à ce qu'on choisisse parmi les artistes des gens auxquels on confiât une telle besogne:

         "...mais c'est justement parce que j'adore la Liturgie que je la voudrais sans taches et sans trous; ce ne serait pas impossible à obtenir pourtant, car le trésor de ses cassettes est immense." Il y a ensuite tant d'insuffisances dans les livres officiels parce que "les gens qui les ont révisés étaient sans doute des savants mais... ils n'étaient pas en même temps des artistes" (p.380).

 

         IX - Encore ce livre est-il intéressant parce qu'il fixe un moment très important dans l'histoire de la civilisation française. C'est le moment de l'expulsion des religieux. A cette époque-là, les moines bénédictins de Solesmes qui avaient contracté tant de mérites pour la paléographie musicale et pour plusieurs autres sciences, devaient quitter le sol de la France pour se réfugier dans une terre étrangère. HUYSMANS nous décrit les derniers adieux de moines de Val-de-Saints avant leur départ, et la douleur de ses propres regrets est accentuée par l’idée qu'il n'entendra peut-être jamais du vrai plain-chant et qu'il ne pourra plus désaltérer sa soif artistique en assistant à l'exécution parfaite de leurs belles cérémonies. Les paroles du psalmiste qu'il a placé en tête de ce livre ont exprimé à merveille les sentiments qi’il éprouvait pendant ces jours de souffrance liturgique:

 

(a) V. La Messe de Saint-Antoine (17 janvier) p.370-371 et beaucoup d'autres, p.368;380-382

 

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         "Ut quid, Deus, repulisti in finem: Iratus est furor tuus super oves pascuae tuae? Memor esto congregationis tuae" (Ps.73,1-2).

 

         X - Le dernier livre de ce célèbre converti que nous allons parcourir à la hâte, c'est la description de son séjour à Lourdes pendant les grands pèlerinages internationaux de 1905. Les Foules de Lourdes (1906) considéré sous l'angle liturgique porte plutôt un caractère négatif. C'est bien compréhensible. Lourdes est le centre mondial des liturgies populaires et le plain-chant n'y trouvait pas jusque-là son compte. Il ne faut donc pas nous étonner que l'hypertrophie du goût esthétique de HUYSMANS ait trouvé laids les chants nationaux des pèlerins accourus de toutes les parties du monde (a).  Il se rappelait, en les entendant, les fêtes civiques du 14 Juillet qui lui inspiraient une horreur esthétique (p.112). Mais ce qu'il ne peut pas s'empêcher d'avouer, ce sont ces constatations significatives que voici: la Liturgie opère à Lourdes d'une part cette fusion de classes qui est tant désirée à cette époque de la lutte des classes, et qu'on ne trouve enfin ailleurs en France aucun endroit où l'enthousiasme liturgique soit si impétueux et si durable. HUYSMANS voudrait qu'on fit à Lourdes un centre de propagande de la Liturgie officielle pour que celle-ci donnât ainsi un surcroît de charme à cette ville d'une renommée mondiale (p.125-127).

 

(a)p.55,(Cantiques bretons!); p.123,(Espagnols); p.139;187