CHAPITRE VII

 

LEON BLOY

(1846-1917)

 

 

         I - LEON BLOY est un précurseur de HUYSMANS. Il prend la Liturgie au sérieux sans s'en servir comme d'un instrument poétique à la manière de ses prédécesseurs.

         II - Sa vie religieuse est façonnée par la Liturgie. Il paraît pourtant qu'il n'ait pas bien connu le Bréviaire.

         III - La Liturgie fait partie intégrale de son être. Aussi satisfait-elle ses besoins lyriques.

         IV - Ses pensées vont souvent à la dérive pendant les offices. Les sensations physiques qu'il éprouve à la suite de certaines cérémonies sont plus aiguës que celles de Huysmans.

         V - Il fait de la théorie liturgique et, en l'appliquant à sa vie, il rejette l'esthétisme.

         VI - Les méditations liturgiques qu'on rencontre dans la Femme Pauvre ressemblent aux Paroles de Dieu de E. HELLO.

         VII - Les réminiscences liturgiques dans son style.

         VIII - Il est donc le premier qui ait délivré la Liturgie de sa servitude.

         IX - Aussi montre-t-il qu'elle tient une large place dans la vie nationale de la France.

 

 

"La moelle de sa vie, c'est la vie de l'Eglise, ce sont les offices quotidiens, les Psaumes et les Evangiles, les Hymnes, le Légendaire des Saints."

                     A.Mortier (a)

 

(a) Revue pratique d'Apologétique, 1918 p.486

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"Ma plus grande peine en ces jours saints est de ne pouvoir suivre les grands offices."

                                      L. Bloy, lettre du 6 Avril 1917 (a)

                               

 

         I - Avec LEON BLOY, commence cette série d'écrivains français qui ont entièrement compris l'essence de la Liturgie, telle qu'elle fut exposée par DOM GUERANGER. BLOY fut le premier parmi les écrivains qui aient pris au sérieux la Liturgie et qui n'aient pas hésité à conformer sa vie entière à ses exigences. Il est catholique pratiquant comme BARBEY D'AUREVILLY, et les héros de ses romans en tant que catholiques participent intérieurement à la Liturgie. Tandis que nous ne savons rien de la vie intérieure d'un Abbé de la Croix-Fugan (l'Ensorcelée), BLOY met à découvert les sentiments de Marchenoir (Le Désespéré, 1886) pendant qu'il assiste à la Messe. La Liturgie est donc devenue pour BLOY un des centres autour duquel sa vie intérieure allait circuler. Il annonce ensuite l'apogée du roman liturgique; ses descriptions de l'Office nocturne dans une Chartreuse (b). Les sentiments qu'il y éprouve, tout cela nous rappelle En route (1895, oeuvre qui fut composée presque dix ans après Le Désespéré). Nous allons donc analyser deux romans liturgiques de ce précurseur de Huysmans.

 

         II - Nous l'avons déjà dit : BLOY fut le premier parmi les écrivains français du XIXème siècle (c) qui ait compris l'essence de la Liturgie . Il s'efforçait de prier d'après les normes stables de la Liturgie et de se laisser pénétrer par leur contenu. S'il ne réussit pas toujours et bien qu'il fût devancé par HUYSMANS, il faut lui rendre cette justice d'avoir courageusement défriché ce domaine.

         Toutefois, en dehors du Missel, qu'il connaissait à merveille (6) et du Petit Office de la Sainte Vierge (7),  son savoir liturgique paraît avoir été assez restreint. Nous pouvons tenir ainsi pour certain qu'il n'a pas compris le texte de l'office nocturne des chartreux et il paraît même comme évident qu'il ne possédait pas une intelligence satisfaisante de la poésie du Bréviaire.

 

         III - Le Magnificat, l'Ave maris stella, les Psaumes (d), l'Office des morts (8), la Bénédiction d'une maison (e), les Messes (f), l'Interdiction de l'Etat, sont les sujets liturgiques les plus saillants que nous rencontrons dans ses oeuvres. La Liturgie lui est devenue tellement familière qu'il s'en sert partout. Les épigraphes de La Femme pauvre sont extraits d'un

 

(a) Cit. chez Martineau, L.Bloy)

(b) M.Barrès a traité du même sujet dans la Colline inspirée.

(c) Racine et Corneille ne doivent pas être considérés au point de vue liturgique comme arrièrés, la seule chose qui leur manquât ce fut qu'ils n'avaient pas été au courant de l'esthétique de la liturgie. Quant à la vie intérieure de Chateaubriand, elle n'a pas été façonnée que par elle

(d)Femme pauvre, p.53

(e)Ibid.,p.52

(f)Désespéré, p.374-376

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Office monastique (9); le même roman fut achevé "mercredi des Cendres, 1897" , c'est-à-dire à une date liturgique évocatrice pour un poète. Quand il pense à la mort, ce sont les Prières des Agonisants qui lui hantent l'esprit.

Il y a une minute affreuse qui pèse sur son coeur jusqu'au moment où lui seront dites les sacrées paroles de l'agonie, qui délivrent l'âme du poids des minutes ou du poids des heures "Proficiscere, anima christiana, de hoc mundo" (ibid p.242).

         En se promenant à travers les beautés resplendissantes de la nature ou en visitant la tombe d'un enfant, il ne fait pas de poèmes individualistes à la manière d'un VICTOR HUGO (V.A Villequier), mais il se contente de chanter à demi-voix le Magnificat ou l'Ave maris stella" (La Femme pauvre p.375). La Liturgie satisfait donc les besoins lyriques de l'âme de LEON BLOY.

 

         IV - Toute sa vie intérieure ainsi pétrie de poésie liturgique n'a pas cependant atteint à son égard un degré aussi éminent que celle de HUYSMANS. L'individualisme foncier de son caractère s'astreignait avec peine à toutes les exigences des prières sociales. Ses pensées allaient souvent à la dérive et se perdaient. C'est ainsi qu'il pensait dans la Chartreuse, pendant l'Office nocturne (Le Désespéré, p.122-126) à la signification de la vie monastique en général au lieu de s'efforcer de pénétrer le sens des prières qu'il était en train d'entendre :

         "Il laissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges qui montaient du choeur vers lui comme une marée de résignation. Il s'efforçait d'unir son âme triste à l'âme joyeuse de ces hymnologues..." ”Jésus Christ”, disait Pascal, “ sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps là."

         Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait à la mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans sa tribune lointaine et glacée, pendant qu'il écoutait chanter ces hommes de prière éperdus d'amour et demandant grâce pour l'univers" (V.e p.373).

         Mais les considérations que les cérémonies exécutées d'après les règles traditionnelles éveillent en lui, son extase esthétique qui en est la suite, les descriptions minutieuses d'une foule de sensations provoquées par le plain-chant qui adoptent souvent un caractère didactique, tout cela nous rappelle les passages les plus saillants d' En route:

         "Le Désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle dans la tribune des étrangers. L'office de nuit des Chartreux calmait un peu ses élancements... Il lui semblait alors reprendre le fil d'une sorte de vie supérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompu pour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment ces tressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l'âme, ces pleurs brûlants, toutes les fois qu'un éclair de beauté arrivait sur lui de n'importe quel point" (p. 122-124).

 

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         "Un tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se dit qu'on ne savait rien de la vie monastique. On s'étonne même d'avoir si peu connu le Christianisme, pour ne l'avoir aperçu jusqu'à cette heure, qu'à travers les exfoliations littéraires... Et le coeur est pris dans la main du Père Céleste, comme un glaçon dans le centre de la fournaise. Les dix-huit siècles de Christianisme recommencent, tels qu'un poème inouï qu'on aurait ignoré... c'est assez pour qu'on s'en souvienne et pour qu'on n'oublie plus jamais que, cette nuit-là, c'est Dieu lui-même qui a parlé !" (ibid p.131). Ce sera le propre de HUYSMANS de s'exprimer en des termes absolus, chaque fois qu'il s'agira de la Liturgie (p.371).

         Il existe cependant une différence entre HUYSMANS et BLOY dans la perception liturgique. Celui-ci éprouve des sensations physiques si fortes par suite de la Liturgie, qu'elles lui causent souvent des douleurs atroces. Les nerfs de Huysmans quoique entièrement épuisés par une vie raffinée (V.A Rebours) n'ont pas réagi si fortement à cette poésie dynamique cachée dans les cérémonies religieuses. Voici ce que nous trouvons dans Le Désespéré à ce sujet :

         "Une hypertrophie de joie lui gonflait le coeur jusqu'à l'éclatement de sa poitrine" (p.371).

         Ou bien :

         "Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ce sacrifice, que les théologies regardent comme le plus grand acte qui puisse être accompli sur terre, pénétraient Marchenoir jusqu'aux intestins et jusqu'aux moelles... Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédé jusqu'à défaillir" (ibid., p.374-376).

 

         V - Pour ce qui est de la théorie liturgique, BLOY s'en occupe comme HUYSMANS. On découvre chez les deux écrivains des inexactitudes manifestes; et nous renvoyons à ce sujet au discours précité de Mgr BATIFFOL (10). Nous n'allons citer que les passages les plus saillants qui nous donnent en meme temps une des explications pourquoi tant de grands artistes ont voué à la Liturgie un culte presque exclusif:

         Les prières de l'église romaine ont "un tel caractère d'universalité, une si essentielle vertu de ramener à l'absolu tout réductible sentiment humain", (Le Désespéré p.374-376).

         Une telle assertion qui paraît au premier abord d'une hardiesse inexcusable n'est à la vérité que la déduction logique et nécessaire de la théorie de l'art émise par TAINE avant quelques années (11). Une telle argumentation a amené enfin les écrivains liturgiques à considérer la Liturgie comme un art sacré au vrai sens du mot, comme l'Art par excellence. Autrement, nous ne pourrions pas comprendre que quelques uns parmi eux lui eussent voué toutes leurs facultés créatrices et descriptives (HUYSMANS!) et qu'ils eussent souvent négligé des devoirs pressants qui

 

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s'imposaient à eux avec une nécessité impérieuse. Le même BLOY qui s'écrie plein d'un zèle brûlant "qu'il n'existe pas de profanation plus grave... que de prostituer sa “(divine) liturgie" et que ”celui qui l'ose vient se placer de son propre mouvement sous l'anathème" (La Femme pauvre, p.217), parce que, comme nous venons de le relever, elle est l'Art par excellence. Ce même BLOY prit aigrement à partie l'exclusivisme liturgique de certains écrivains:

         "La littérature et l'art n'avaient été pour rien dans cette escalade. Ah non, par exemple, Léopold n'était pas de l'école des Rares qui découvrent tout à coup le catholicisme dans un vitrail ou dans un neume du plain-chant, et qui vont comme Folantin se ‘documenter’ à la Trappe sur l'esthétique de la prière et le galbe du renoncement." (La Femme Pauvre, p.281).

         Le passage paru en 1897, c'est-à-dire deux années après En Route paraît en effet être dirigé contre HUYSMANS, ce "Rare".

         BLOY s'est donc gardé de laisser déborder son enthousiasme pour la Liturgie et il a tâché de pénétrer de plus en plus l'essence même de certaines prières pour pouvoir les appliquer aux exigences de sa vie active.

 

         VI - Cette seconde époque dans la compréhension liturgique de LEON BLOY est marquée par la publication de La Femme pauvre (1897). Ce courant dans son oeuvre, qui n'a pas fait école comme celui que nous venons d'analyser, nous rappelle impérieusement la manière d'ERNEST HELLO. Ce penseur profond dont la renommée va grandissant dans les dernières années a analysé avec l'art magistral qui lui était coutumier quelques textes des Ecritures.

         HELLO consacre souvent dans ses Paroles de Dieu plusieurs pages à l'explication d'un seul verset d'un psaume qui l’intéresse. La méditation liturgique qui est devenue familière à BLOY ressemble de toute évidence à cette méditation religieuse et philosophique de ce penseur breton:

         "Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes sur la terre". Ce chant n'a pas cessé parce que rien de l'Evangile ne peut cesser. Seulement, depuis que Jésus a été mis dans son tombeau, j'imagine que le cantique des Anges est continué sous la terre, par la multitude pacifiée des morts. J'ai cru l'entendre bien des fois dans le silence des créatures qui ont l'air de vivre, et c'est une musique d'une suavité inexprimable. Oh, je distingue parfaitement les voix profondes des vieillards, les voix humbles des hommes et des femmes et les voix claires des enfants. C'est un concert de joie victorieuse par-dessus la rumeur lointaine et désespérée des esprits déchus"(La Femme pauvre, p.378).

         Les méditations d'un tel genre atteignent souvent chez L. Bloy un tel éclat et une telle beauté que nous sommes souvent embarrassés de trouver

 

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des passages parmi les plus grands écrivains où les sensations d'une âme religieuse soient fixées avec ce même sens exquis et rare qui pénètre les secrètes beautés et qui les livre à nos regards.

         Voici par exemple comment se réalise dans la vie intérieure de LEON BLOY ce que le texte liturgique désigne sous le nom de "volupté du Seigneur" (Ps. 26,4 et Ps, 35,9):

         "Je n'ai demandé qu'une seule chose murmure-t-elle, c'est d'habiter la maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et de voir la "volupté du Seigneur". Celle-ci se manifeste chez lui de la manière suivante :

         “Cela commence par des étincelles volantes et rapides qui la font pâlir. Ensuite les grandes flammes s'élancent...Déjà, il n'est plus temps de fuir si elle en avait seulement la volonté. Impossible de s'échapper, soit à droite, soit à gauche, soit par en haut, soit par en bas. Le courage de vingt lions serait inutile, aussi bien que la force ailée des plus puissants aigles. Il faut qu'elle brûle, il faut qu'elle soit consumée. Elle se voit dans une cathédrale de feu. C'est la maison qu'elle a demandée, c'est la volupté que Dieu lui donne... Longtemps les flammes grondent et roulent autour d'elle, dévorant ce qui l'environne, avec des ondulements et des bonds de grands reptiles. Quelques fois, elles se dressent, rugissantes, sous une arche et déferlent à ses pieds, se bornant à darder leurs langues en fureur sur son visage, sur ses yeux, sur son sein qui fond comme la cire.

         Où sont les hommes? et que peuvent-ils? Sache, pauvre Clotilde, que cette fournaise n'est qu'un léger souffle de la respiration de ton Dieu. Les inapaisables flammes devenues assez intenses pour liquéfier les plus durs métaux, tombent enfin sur elle, avec le fracas d'un oecuménique tremblement des cieux... Les fils des hommes, Seigneur, seront enivrés de l'abondance de ta maison et tu les soûleras du torrent de ta volupté." (ibid p.377-388; V.e. p.353)

 

         VII - Rien d'étonnant que cette vie liturgique profonde ait laissé dans son style de nombreuses traces. LEON BLOY parle ainsi d'un homme qui "s'éleva peu à peu comme le palmier" (Ps. 91,13) qui symbolise dans les Ecritures la propriété du juste" (Sueur de Sang, p.133). La patience d'un autre ressemble à celle "dont il est parlé au Commun des Martyrs Pontifes"... (La Femme pauvre p.206-207; V.ibid., p.245-246,272).

 

         VIII -  BLOY occupe donc une place très importante parmi les écrivains français dans le domaine du renouveau liturgique. Il est intéressant de noter qu'il fut le premier à avoir pris les enseignements de DOM GUERANGER au sérieux, en érigeant la Liturgie en maîtresse absolue dans le domaine de l'Art non sans l'avoir auparavant délivrée de l'office de servante qui lui était infligé par les Romantiques depuis CHATEAUBRIAND, jusqu'à BARBEY D’AUREVILLY.

 

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Le second courant de sa compréhension liturgique, où il se rapproche d'ERNEST HELLO, n'a pas fait école, tandis que les descriptions des offices monastiques montrent en lui un véritable précurseur de Huysmans.

 

         IX - Nous serions fort injustes envers lui si nous omettions de constater le fait irrécusable que LEON BLOY avait très bien compris quel rôle important jouait la Liturgie dans la vie nationale de la France. Elle l'accompagne dans ses époques de gloire comme pendant les heures d'affliction. Dans La Femme pauvre, p.276, il décrit la cérémonie solennelle de l'Interdit sur la République française , prononcé "à voix haute, au Nom de Jésus Christ" par le "légat couvert de l'étole violette, comme au jour de la Passion du Rédempteur." Nous trouvons dans Sueur de sang une scène de la guerre franco-allemande de 1870-71 où de jeunes soldats français se laissaient plutôt tuer que d'abandonner une messe commencée:

         "Les pauvres enfants le savaient et ils résolurent, sans phrases, de se faire tuer" (par le feu continu des Allemands) "non pour la France, non pour le Roi, non pas même pour les Anges et les Saints des cieux, mais uniquement et très simplement pour que cette messe pût s'achever." (p.58-59).