CHAPITRE VIII

 

JORIS-KARL HUYSMANS

AVANT SA CONVERSION: 1848-1892

 

 

         I - Introduction.

         II - Déjà à l'époque où il écrit A Rebours et Là-bas, HUYSMANS éprouve par suite de son intuition artistique saine et développée une véritable sympathie pour les textes et les cérémonies liturgiques.

         III - Le plain-chant l'enthousiasme.

         IV - Aussi proteste-t-il au nom de la pureté de l'art contre l'introduction de la musique profane dans les sanctuaires.

         V - L'étude de la Liturgie l'achemine lentement vers les croyances du catholicisme.

         VI - Le roman satanique Là-bas est le couronnement final de ce courant qui sorti de Lucrèce Borgia et passant sur les oeuvres de BARBEY D'AUREVILLY a abouti dans les plus horribles contrefaçons de la Liturgie que nous connaissons.

         VII - La Messe du Saint-Esprit décrite dans Là-bas annonce certains passages du Démon de Midi de PAUL BOURGET et de La Colline inspirée de MAURICE BARRES.

         VIII - HUYSMANS poussé par son sentiment artistique commence à étudier des oeuvres scientifiques traitant de la Liturgie.

 

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"Quel immense bien-fondé de poésie, quel incomparable fief d'art l'Eglise possède! s'écria-t-il en fermant son livre, et des souvenirs se levaient pour lui de cette excursion dans l'eucologe."

                                              (En Route, p.411).

 

         I - Avec la conversion de HUYSMANS, analysée dans En Route (1895), le renouveau liturgique a commencé sa marche triomphale à travers les lettres françaises. Cet écrivain originaire d'une famille de peintres hollandais, s'est acheminé vers la compréhension de l'art liturgique par la voie de la critique d'art. Malgré sa vie désorganisée qu'il nous a minutieusement décrite dans son roman A Rebours, il a toujours gardé une intuition artistique saine, celle qui lui a fait entrevoir les splendeurs de l'art liturgique. Comme ce procédé s'est effectué en lui d'une manière très lente (de 1884 à 1895) et qu'il pourrait nous servir d'exemple typique pour toute la jeune génération d'artistes français, nous allons poursuivre cette évolution depuis A Rebours (1884) jusqu'à sa pleine éclosion dans le roman Oblat (1903).

 

         II - A Rebours, édité huit années avant la conversion de HUYSMANS, qui est en somme "le bréviaire de la névrose contemporaine"(a).  Son héros principal, des Esseintes, est un homme moderne qui cherche à apaiser sa nervosité et à attiser ses désirs pervers. En parcourant toutes les écoles littéraires et artistiques, il consacre aussi quelques instants à la littérature latine de la Décadence (b). Il y rencontre pour la première fois les Hymnes de Saint-Ambroise qui ne lui plaisent pas trop. En étudiant l'histoire du Moyen Age, cet écrivain pervers se persuada d'abord que l'Eglise "tenait tout, que l'Art n'existait qu'en Elle et que par Elle" (c). Son besoin de recueillement qui a été la suite de sa vie désorganisée lui faisait éprouver "une réelle sympathie pour ces gens enfermés dans des monastères" (d). Encore à l'époque où il écrivit Là-Bas (1891) et que "le dégoût de la vie ambiante s'accentuait, il enviait les heures lénitives au fond d'un cloître, des somnolences de prières éparses dans les fumées d'encens, des épuisements d'idées voguant à la dérive dans le chant des psaumes". (p.15).

         Si ces paroles avaient été prononcées par quelqu'un qui eût déjà retrouvé le chemin de l'Eglise, personne n'y verrait rien d'étrange. Mais chose étonnante et curieuse, un disciple d'EMILE ZOLA, un représentant de la perversité littéraire poussée à un degré éminent caresse des rêves liturgiques (12).

         Il le fait, poussé seulement par un instinct artistique inné. Son éducation religieuse n'y a en rien contribué; il le disait au-moins lui-même:

 

(a)Préface des Pages catholiques, p.14

(b) V. Verkade, Inquiètude à Dieu, p.74-75

(c) Préface de A Rebours

(d) A Rebours, p.90

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         "Je n'ai pas été élevé dans les écoles congréganistes, mais bien dans un lycée... lorsque j'écrivis A Rebours, je ne mettais pas les pieds dans une église" (a).

         Il résolut quelque temps après de visiter les églises "par curiosité, par désoeuvrement" et il n'éprouvait "en assistant aux cérémonies qu'une trépidation, ce petit trémulement que l'on subit en voyant, en écoutant ou en lisant une belle oeuvre" (b).

         Les premières impressions liturgiques que subissait ensuite HUYSMANS encore fort éloigné de toute pensée religieuse et qu'il notait à travers ses premiers romans, révèlent déjà une certaine bienveillance à l'égard de la Liturgie.

         "Combien de fois des Esseintes n'avait-il pas été saisi et courbé par un irrésistible souffle, alors que le"Christus factus est" du chant grégorien s'élevait dans la nef dont les piliers tremblaient parmi les mobiles nuées des encensoirs... Mais il avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant" (A Rebours, p.268-269).

 

         III - HUYSMANS préfère, par intuition artistique la musique traditionnelle de l'Eglise à toute autre musique:

         "En comparaison de ce chant magnifique, créé par le génie de l'Eglise, impersonnel, anonyme... toute musique religieuse lui parait profane... Depuis lors, absolument révolté... par toute cette intrusion de l'art mondain dans l'art liturgique, des Esseintes s'était tenu à l'écart de ces oeuvres équivoques". (A Rebours, p.270).

         Il est déjà à cette époque entièrement au courant de la théorie du plain-chant de cette "prière éternelle chantée, modulée suivant les élans de l'âme", de "cette hymne permanente élancée depuis des siècles vers le Très-Haut". "Cette mélodie traditionnelle", c'est déjà son avis, "était la seule avec son puissant unisson, ses harmonies solennelles et massives, ainsi que des pierres de tailles, pût s'accoupler avec les vieilles basiliques et emplir les voûtes romanes dont elle semblait l'émanation et la voix même" (A Rebours, p.268-269).

         Ce goût artistique d'une sûreté surprenante l'aidera à se débarrasser lentement d'une vie de bohème qui détruisait son organisme entier, pour reposer son action sur des bases entièrement nouvelles. Il deviendra dans le domaine liturgique, quelques années plus tard, l'un des plus puissants champions du renouveau liturgique en France: il y déblayera le terrain pour

 

(a) Préface de A Rebours, p.XX-XXIV

(b) Ibid., p.XXII

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qu'en 1903 les semonces du Motu proprio de Pie X sur la Musique sacrée puissent rencontrer des sympathies parmi les écrivains français (13).

 

         IV - Déjà à cette époque de débuts liturgiques, HUYSMANS n'hésite pas à protester au nom de la pureté de l'art contre des "chants empruntés à des opéras italiens à d'abjectes cavatines, à d'indécents quadrilles" (a) qu'on a introduits dans l'église. Il veut qu'on y maintienne le plain-chant traditionnel. Il l'exige parce que c'est conforme à l'intérêt artistique : toutes les autres prétentions étaient alors loin de sa pensée. Son criticisme liturgique s'annonce donc à cette époque et il atteindra souvent après sa conversion (1892), un degré qui dépassera parfois les invective de DOM GUERANGER lui-même.

 

         V - S'il est juste de dire que dans A Rebours se trouve son "oeuvre catholique toute entière, en germe", (Préface XVII), il n'est pas moins vrai que l’enthousiasme de HUYSMANS pour les plus belles et les plus simples formes de l'art dut l’entrener vers la Liturgie. Il l’étudiera en effet: l’enthousiasme pour la liturgie le portera au surplus vers l'Eglise qui avait créé ces formes d'art simples qui lui plaisaient le plus et qui correspondaient le mieux à son caractère harassé par la vie et épris de la beauté.

 

         VI - Ce n'est pas notre tâche de donner l'analyse de l'évolution religieuse de HUYSMANS quoique ce fût d'un intérêt considérable. Cependant, force nous est de signaler le fait que l'étude du satanisme avait rapproché notre écrivain de la religion. Là-bas qui est devenu par suite de son naturalisme gonflé et cru un des livres les plus horribles que la littérature mondiale connaisse, réussit à provoquer chez les lecteurs, des frémissements d'horreur parce que HUYSMANS nous y décrit avec une minutie inimitable les contrefaçons de la Liturgie. C'est le procédé dont nous avons fait connaissance lors de René, de Lucrèce Borgia et de L'Ensorcelée ; il y est poussé à sa limite extrême. Il nous est impossible de donner des descriptions détaillées ; les quelques détails que nous allons mettre sous les yeux du lecteur mettront suffisamment en relief la manière de HUYSMANS. Après des invocations comme "Dispensateur des bienfaits du crime, Intendant des somptueux péchés et des grands vices... l'honneur des familles par l'avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises", on commet les plus horribles sacrilèges qui existent au monde. Nous renvoyons celui qui s'intéresse à titre d'information à tous les détails de ces descriptions dégoûtantes, aux pages 378-379 de Là-Bas. HUYSMANS y a dépassé SHAKESPEARE (Macbeth) et GOETHE (La Walpurgisnacht dans le Faust) parce que les contrefaçons liturgiques de ces deux écrivains ont gardé certaines beautés de forme, tandis que chez HUYSMANS, la laideur du culte satanique (Messe noire) est devenue l'expression exacte de la Laideur Morale, dans le sens le plus complet du mot.

 

(a) A rebours, p.270-271

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         VII - Le roman satanique Là-Bas nous intéresse encore d'un autre point de vue. En dehors des Messes noires, on y trouve une autre parodie de la Liturgie catholique : c'est la Messe du Saint-Esprit faite par un prêtre qui s'était séparé de l'Eglise romaine, (Là-bas, p. 390-394). HUYSMANS nous explique sa signification théologique et nous fournit tout spontanément une preuve de l'esprit liturgique de la Nation française: chaque couvent religieux y cherche son expression dans un culte qui trouve ses fidèles. Ces descriptions ont de même une valeur historique. Elles sont un document écrit sur une tendance religieuse qui s'est manifestée à une certaine époque. Aussi ressemblent-elles en beaucoup de points à la Messe des Modernistes dans Le Démon de Midi de P. BOURGET et à une certaine cérémonie liturgique qui se trouve dans La Colline inspirée de M. BARRES, dont nous parlerons plus tard.

 

VIII - En résumé, les connaissances liturgiques de HUYSMANS avant sa conversion n'étaient pas larges. Mais il ne faudrait jamais oublier de relever qu'il a été poussé vers la Liturgie par les inspirations de son instinct artistique. Il se procura dans la suite des oeuvres scientifiques traitant de la Liturgie, s'initia à son cérémonial, à son symbolisme et fréquenta enfin quelques églises pour y assister à l'exécution de ce plain-chant qui lui causait une véritable joie.