CHAPITRE XV

 

LOUIS BERTRAND

 

 

 

            I - Il faut rattacher le roman Sanguis Martyrum à la Paix du Septième Jour (E. BAUMANN) et au Démon de Midi (P. BOURGET) à cause des visions liturgiques et de la description d'une Messe primitive.

            II - La Liturgie a joué un rôle important dans la vie de LOUIS BERTRAND.

            III - Déjà, avant sa conversion, il se sentit attiré par la Liturgie. Son sentiment national uni au besoin de s'attacher à quelque chose de stable lui fit estimer la Liturgie et le convertit au catholicisme.

            IV - L'auteur fixe dans le roman Sanguis Martyrum les éléments liturgiques des premiers siècles chrétiens.

            V - On y trouve encore la description d'une Messe.

            VI - Ce n'est pas une résurrection historique.

            VII - L'impression qui s'en dégage est autrement émouvante que celle dont nous avons parlé à propos de HUGO et de BARBEY D'AUREVILLY.

 

            I - Il est aisé de deviner la raison pour laquelle nous avons placé LOUIS BERTRAND si près de E. BAUMANN. L'un et l'autre nous ont donné des visions liturgiques : celui-ci l'a fait dans une sorte de roman de l'avenir (La Paix du Septième Jour), tandis que LOUIS BERTRAND s'est complu à le faire dans son roman historique Sanguis Martyrum. Pour ce qui est de l'époque historique où se déroule l'action, nous pensons à CHATEAUBRIAND qui nous a donné dans ses Martyrs une oeuvre pareille. Bien mieux, la description d'une Messe primitive dans le roman Sanguis Martyrum que nous avons choisi pour notre analyse évoque en nous le souvenir de cette contrefaçon d'une Messe primitive dont nous avons parlé plus au long lors du Démon de Midi.

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            II - Quand nous aurons pris connaissance du rôle important joué par la Liturgie dans la vie de cet écrivain, nous ne serons plus étonné de ce qu'il ait traité dans son roman historique des sujets qui nous intéressent  tout particulièrement. Pour se faire une idée exacte de l'influence de la Liturgie sur LOUIS BERTRAND, il faut donc faire le départ entre sa vie et ses oeuvres.

Nous puisons nos informations dans ce livre excellent du R.P.MAINAGE qu'est Les Témoins du Renouveau catholique (traduit d'ailleurs dans plusieurs langues)(a) qui rapporte entre plusieurs autres le récit de la conversion de cet écrivain.

 

            III - Etant encore complètement mécréant, il fut attiré tout involontairement par la Liturgie.

            "Vers cette époque, j'eus l'occasion dans un de mes romans, de décrire une messe. J'y mis, du moins à ce qu'il paraît, quelque chose de plus que la sympathie de tête du lettré et de l'artiste : l'accent, l'émotion de l'exilé qui parle du pays perdu"(p.119).

            Cette courte analyse peut fournir un document précieux à qui étudie dans l'âme humaine les horizons inexplorés de l'Inconscient. Mais il existe un complexe d'idées plus palpables et qui nous donne très nettement la raison de son attachement à la Liturgie: c'est son sentiment national. L. BERTRAND s'y rattache à M. BARRES et confirme l'opinion émise par E. BAUMANN dont nous avons parlé plus haut.

            "La messe catholique fut dite, au pied du mât" (pendant son voyage d'Orient). "J'en fus beaucoup frappé... J'y étais venu pour témoigner que j'étais là, avec ceux de mon pays et de ma race, avec les Latins et les Francs, unis sous la vieille discipline romaine" (p.124-125).

            La Liturgie lui apparut donc à cette occasion comme le symbole de ce génie français qui étant lié eternellement à Rome se distingue par conséquent de celui des non-chrétiens parce qu'il est lié à Rome pour toujours. Cependant, la solitude qui le tourmentait pendant cette traversée le fit aimer la Liturgie pour une autre raison qui nous semble plus profonde et moins particulière:

            "Et ce fut peut-être encore un autre sentiment qui m'y amena" (à la Liturgie et au Catholicisme). “Au milieu de ces étendues mouvantes où roulait le paquebot, était-ce le besoin obscur de me prouver à moi-même que je me rattachais à quelque chose de stable, de permanent et même d'éternel. Je ne voulais pas être seulement un passager sur un bateau en marche, un éphémère et fugitif reflet de la vie, qui glisse et qui s'efface sur l'océan de la durée, comme le remous du sillage dans les glauques immensités marines." (p.124-125).

(a) Traduction Croate, Ed. Narodna Prosvjeta, 1922

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            La Liturgie constituait donc à ses yeux un symbole visible et palpable d'une doctrine qui reste continuellement stable malgré la succession des cataclysmes effroyables à travers l'histoire du genre humain.

            La Liturgie n'a pas en effet médiocrement contribué à faire embrasser à ce romancier les croyances du catholicisme. Ce cas nous atteste encore une fois de plus à quel tribut de gratitude et d'admiration elle a droit de la part des convertis; et, en vérité, quelle belle tâche serait-ce de pouvoir traiter scientifiquement comment les relations qui existent entre la Liturgie et la conversion trouvent leur retentissement dans la littérature.

 

            IV - Le roman historique Sanguis Martyrum (1917) fixe les éléments liturgiques tels qu'ils étaient à une époque déterminée de l'histoire humaine. Les livres liturgiques que nous possédons aujourd'hui étaient à cette époque-là à l'état de formation. Les premiers chrétiens que L. BERTRAND nous représente dans ses romans, connaissent les Psaumes, certains cantiques et la partie intégrale de ce qui constitue aujourd'hui le Sacrifice Chrétien - La Messe. Nous retrouvons tous ces éléments dans cette oeuvre émouvante et simple :

            "Frères, achevons joyeusement cette soirée, et pour que l'heure même du repos ne soit pas exempte de grâces divines, si vous le voulez bien, nous allons chanter un de nos cantiques habituels... Le diacre connaissait par coeur tout le psautier. Aussitôt, il entonna le début du psaume onzième :

            "Sauvez moi, Seigneur. Il n'y a plus de saints, et les vérités sont diminuées par les enfants des hommes."

            -Non! pas celui-là! interrompit aussitôt Cyprien; un autre qui réponde mieux à l'allégresse de la Pâques.

            Alors, Pontius commença le psaume huitième:

            - Seigneur, notre Seigneur, que ton nom est admirable par toute la terre. Ta magnificence s'est élevée au-dessus du firmament... j'irai voir tes cieux, l'oeuvre de tes doigts, la lune et les constellations que tu as créés.

            Les assistants répétaient en coeur les versets qu'ils avaient retenus" (p.31).

            Des scènes semblables se répètent souvent au cours du roman parmi ces chrétiens de l'Afrique septentrionale. Voici encore un exemple :

            "Tout à coup, un peu après la troisième heure, un chant de psaume soutenu par des milliers de poitrines, marchant à l'accent funèbre d'une indicible désolation plana par-dessus les bruits" (p.290; V.e. p.31;  p.286-306, p.357,366 et p. 371-372).

            Les passages que nous venons de citer sont une preuve significative de l'importance que notre auteur attribue à la Liturgie déjà dans les premiers débuts du christianisme. Il prouve qu'elle était mêlée à la vie intime et quotidienne de ces héros, à leur conviction religieuse et qu'elle n'a pas peu contribué à leur développement moral.

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            V - Les éléments liturgiques ainsi éparpillés dans la vie de ces hommes du quatrième siècle ont cependant trouvé leur expression cristallisée dans le Sacrifice de la Messe. Et ce fut en effet de la part de M. BERTRAND une idée des plus ingénieuses d'avoir fait converger tout ce récit qui raconte la vie laborieuse de ces martyrs vers un seul point: vers une Messe célébrée par JESUS CHRIST lui-même dans les galeries les plus reculées d'une mine africaine. Et c'est par là que l'illustre romancier se rencontre avec l'auteur de La Paix du Septième Jour.

 

            VI - L'auteur du roman ne nous donne pas une reconstruction d'une Messe primitive. Il a dit lui-même dans sa Préface qu'il n'avait aucunement l'intention de faire en érudit "une résurrection historique". S'il a eu cependant l'intention de nous retracer une cérémonie liturgique de ces temps reculés et héroïques, il a du s'efforcer de ne nous représenter rien que l'ensemble général. Il a pleinement réussi à nous évoquer une Messe d'un charme et d'une splendeur inoubliables. Le rythme doux et harmonieux avec lequel cet office se déroule sous nos yeux exerce sur le lecteur une impression des plus émouvantes:

            "Les captifs, agenouillés en cercle autour de la niche, suivaient avec des yeux avides ces préparatifs sacrés... Soudain, le célébrant se tourna vers cette chair de souffrance écroulée à ses pieds, et il prononça les paroles liturgiques. Le son angélique de cette voix fit se lever tous les pauvres visages penchés vers la terre. Cécilius contempla le prêtre. Celui-ci avait rabattu son capuchon et rejeté sur ses épaules les deux pans de son manteau. Il apparaissait tel qu'un jeune berger, vêtu d'une tunique blanche qui bouffait autour des hanches et qu'une ceinture serrait à la taille. Ses sandales de bois laissaient voir ses pieds nus à travers un réseau de bandelettes entre-croisées autour de ses jambes et montant jusqu'aux genoux. Son visage imberbe rayonnait d'une beauté merveilleuse. Après le Pater, quand il eut béni les Espèces et rompu le Pain, l'officiant se retourna de nouveau vers les misérables en prononçant : Sancta Sanctis. Alors son visage, déjà si beau, se transfigura dans la conscience accablante du mystère qui venait de s'accomplir. A l'approche de cet être de clarté qui s'avançait tenant le Corps du Seigneur, Nartzal, dont l'âme débordait d'enthousiasme et d'extase, ne put retenir un grand cri d'amour: Veni, Domine Jesu. Les compagnons et lui s’étaient levés pour la communion. L'un derrière l'autre, ils défilaient devant le prêtre, tendant leur main droite croisée sur leur main gauche, leurs mains de travailleurs et d'esclaves meurtris par les coups et les blessures- et les pauvres tremblaient en se creusant pour recevoir dans leur chair douloureuse ce Présent ineffable. Ensuite, le prêtre, saisissant le calice par les deux anses, l'approcha des lèvres des communiants. Chacun buvait à son tour, et ils se pressaient autour de lui comme les brebis qui rentrent des champs se pressent autour de l'abreuvoir. A chaque fois il disait: "Calix Christi, Calix salutis. Voici la coupe du Christ. Voici le calice salutaire!"

 

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            L'accent de ses paroles leur conférait un éclat si radieux de vérité que les pauvres hommes, ne pouvant supporter l'illumination soudaine d'une telle évidence éclatèrent en sanglots. Mais déjà, le prêtre, s'étant retourné vers le fond de la crypte rangeait les linges et les vases sacrés. Agenouillés, prosternés, la figure contre terre, les mineurs s'abîmaient dans une longue action de grâces... "

            Quand ils se furent rendu compte que c'était le Seigneur lui-même qui avait célébré la messe des "accents de jubilation jaillirent de leur poitrine. -Magnificat anima mea Dominum, et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo..." (p.368-372).

            Si l'on se reconstruit le milieu où s'est développé cette scène merveilleuse, on peut se faire une idée des effets poétiques évoqués par un tel office liturgique qui est autrement émouvant que ceux des HUGO et des BARBEY D'AUREVILLY.

 

            VII - C'est grâce à l'impétueux courant d'enthousiasme pour la Liturgie qui a inondé les écrivains français de nos jours, que nous devons cette évolution de l'horreur lugubre et farouche au ravissement le plus joyeux et peu s'en faut extatique dans l'utilisation des cérémonies religieuses les plus diverses et les plus significatives.