LES APOLOGISTES

 

CHAPITRE XXIII

 

LOUIS VEUILLOT (1813-1883)

 

 

            I - Définition du groupement des apologistes. LOUIS VEUILLOT figure sur leur liste.

            II - La Liturgie lui sert à la fois d'arme pour combattre ses adversaires et pour défendre la politique du Saint-Siège. Il connaît l'action de DOM GUERANGER et adapte son style aux exigences du public de son époque.

            III - L'art du plain-chant lui fournit des arguments contre le protestantisme. Les peuples qui le cultivent créeront des oeuvres considérables, parce qu'ils appartiennent à une famille universelle.

            IV - VEUILLOT regrette que beaucoup d'hommes éclairés soient de véritables ignorants en matière de connaissances liturgiques. Faust de GOETHE, et le Don Juan de MOZART.

            V - Chaque Messe est un chef d'oeuvre d'art. La Liturgie romaine contente les aspirations intellectuelles et artistiques de l'homme.

            VI - Le Bréviaire seul contrebalance l'influence "des bibliothèques, des académies et des journaux."

            VII - Le texte de la fête de St. Pierre et Paul dévoile les motifs de l'action politique du Pape.
            VIII - Les descriptions des cérémonies et les méditations liturgiques dans le Parfum de Rome.

            IX - Il proteste contre l'introduction de la musique théâtrale dans les sanctuaires catholiques. Il est dans ce domaine un véritable précurseur de HUYSMANS. VEUILLOT constate que la Liturgie est une muse inspiratrice de la peinture. La beauté des strophes: O felix Roma...; les réminiscences liturgiques dans son style.

            X - Ses connaissances liturgiques. Conclusion.

 

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            I - Après avoir étudié une foule de vrais apôtres de la Liturgie, nous allons aborder avec LOUIS VEUILLOT cette série de littérateurs qui s'en est servie, à l'instar de J. DE MAISTRE pour prouver les convictions auxquelles ils ont voué leur vie. La Liturgie est, aux yeux des "apologistes"- c'est le titre commun dans lequel nous avons englobé tous ces écrivains et LOUIS VEUILLOT est un d'entre eux -, avant tout un instrument bien utilisable pour défendre ou pour prouver une cause déterminée.

 

            II - Ce "dangereux champion", ce dernier des pamphlétaires auquel "les adversaires... de toutes ses doctrines rendent justice aujourd'hui...", comme le dit STROWSKI (a), fait à la fois usage de la Liturgie pour combattre les libres penseurs et pour analyser la politique des papes de son époque. Avant de nous arrêter plus au long sur sa façon de se servir de la Liturgie, regardons de près ce que LOUIS VEUILLOT a connu en général de la Prière officielle de l'Eglise.

            Il n'est pas étonnant qu'il ait connu peut-être mieux qu'aucun écrivain de son temps l'action réformatrice de DOM GUERANGER. Il a séjourné à Solesmes à plusieurs reprises et suivi avec beaucoup d'intérêt et en ami dévoué l'action du célèbre moine bénédictin.(b)  Il a même consacré à la célèbre abbaye un des passages les plus attachants de Ça et là.(c)  Pour ce qui est de notre étude, il nous a paru le plus aisé de mettre en relief tout ce qui est intéressant dans son livre Le Parfum de Rome (1862) écrit à une époque où pratiquement aucun écrivains français n'avait de connaissances exactes sur l'art liturgique, (hormis les érudits tels que MONTALEMBERT OZANAM...)

            LOUIS VEUILLOT se sert donc de son talent prestigieux de journaliste pour prouver la véracité du catholicisme qu'il avait embrassé en 1838, pendant son séjour de Rome, et pour divulguer ses propres connaissances liturgiques, assez larges vu l'époque où elles furent acquises.

            Devant adapter, comme journaliste, sa façon de parler aux exigences du public de son époque, en l'agrémentant de termes scientifiques, car c'est l'époque où mûrit l'Avenir de la Science de RENAN, il s'efforce de rendre plausible à ses lecteurs les merveilles du culte catholique. Voici la comparaison ingénieuse qu'il dresse à propos de l'Angélus (qui nous rappelle celle déjà faite par CHATEAUBRIAND).

            "Une femme et un enfant... firent le signe de la Croix... ils ont entendu l' Angélus et ils prient. Ecoutez: c'est la langue télégraphique de l'Eglise, inventée dès longtemps. Que dit-elle, demande Coquelet. Elle dit une chose infiniment au dessus de vous et de tout l'Institut. Cette “télégraphie mélodieuse” emplissait l'espace, mettant les hommes en communication avec eux-mêmes et avec Dieu, les entretenant de sublimes mystères et de saintes pensées..." (I, p.34-36)

 

(a) Strowski, Tableau de la littérature française au XIXème siècle, p.352

(b) V. Parfum de Rome, p.155; 205/II; 205/I

(c) Dom Gueranger, par un moine de Solemmes, p.301

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            III - L'excellente beauté du chant grégorien lui fournit une preuve irréfutable de la supériorité du catholicisme sur le protestantisme. Il fait ces considérations pendant sa visite du collège Germanique de Rome:

            "La petite église du collège Germanique... est un des sanctuaires où l'on exécute mieux le chant romain..."

            "Luther... a chanté ces prières divines sur ses rythmes divins, il a tout abjuré. Prières et rythmes, il a tout remplacé par la parole. Non seulement la foi, mais le seul instinct de l'Art condamne Luther et lui redemande la poésie qu'il a détourné du coeur humain” (II,p.69-70).

            LOUIS VEUILLOT pousse ses déductions si loin, jusqu'à prétendre que les peuples chrétiens qui ne cultivent pas le chant grégorien, parce qu'ils ont brisé les liens d'unité qui les attachaient à Rome et par cet intermédiaire à toutes les générations du genre humain, que ces peuples eussent pu créer des oeuvres d'une valeur encore plus grande s'ils n'avaient jamais abandonné l'art du plain-chant. S'adressant donc aux Séminaristes allemands, il leur dit les paroles suivantes :

            "Votre Allemagne chante, mais non plus les louanges de Dieu Saint, Saint, Saint, et les cieux et la terre sont pleins de ta gloire.

            Oh Allemands, si vous aviez su ce cantique, si ces grands esprits renversés, si les Goethe, Hegel, Fichte l'avaient su... De quel éclat resplendirait aujourd'hui le front de la Grande Allemagne, et quelle moisson de vraie gloire emplirait ses savantes mains"(II,p.71).

            Le chant grégorien possédant des qualités moralisatrices qui transforment les peuples (a) l'illustre journaliste exhorte par conséquent les jeunes séminaristes à cultiver ces mêmes harmonies qui ont touché jusqu'aux larmes le célèbre fils de Monique il y a plus de quinze siècles. (II,p.72)  (b)

 

            IV - Dans ses causeries sur des sujets divers, LOUIS VEUILLOT exprime le regret que beaucoup d'hommes d'entre les plus célèbres aient été des vrais ignorants en matière de la Liturgie:

            "Et cependant GOETHE",( pendant son séjour de Rome,)" s'est arrêté devant une enveloppe grossière. La véritable Rome ne lui a pas été connue. Il en a respiré le parfum, mais à la manière de ces profanes qui se glissent dans nos temples: charmés, ils ignorent que les hymnes et les vêtements sacrés et la fumée de l'encens sont des prières" (I, p.14).

            VEUILLOT sait cependant que GOETHE était loin d'ignorer entièrement la Liturgie. Sans parler de la célèbre scène du Faust où Marguerite entend les harmonies menaçantes du Dies irae, il ne fait allusion qu'à cette scène où Faust est en train de se suicider:

 

(a)Taine, Baumann, Claudel et nombre d'autres écrivains en ont émis la même opinion)

(b) Aussi Veuillot exulte-t-il le "Christus musicus"(II,p.96) et son Eglise qui a "absorbé et a accompli la poésie de la Synagogue comme la loi du Christ a accompli et absorbé la loi de Jéhovah"(II,p.19)

 

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            "Avec quelle grandeur Faust écrase le principe de l'erreur moderne, le libre examen, ce jouet indigne de l'être pensant. Comme il tressaille, comme il pleure au son des cloches de la Pâque Catholique" (II,p.268-269).

            Toutefois rend-il cette justice à MOZART et à quelques autres artistes d’avoir  apprécié la Liturgie : "MOZART reçoit d'un plat librettiste, un type d'ignominie "(Dom Juan)" relégué dans la fange, hors de portée de la miséricorde divine. Mais écoutant les harmonies de la Saint Eglise, d'un regard de son oeil de colombe, il transfigure cette chair éprouvée..." (II,p.268-269).

 

            V - Ce que HUYSMANS prouvera quelques années plus tard, avec toute une enfilade d'exemples tirés de l'Année liturgique, l'illustre journaliste le dit globalement (en s'arrêtant seulement avec plus de détails sur la fête des princes des apôtres):

            "Toute fête de l'Eglise est un poème, à la fois grave et plein de sereine allégresse. La Foi, l'Espérance, et l'Amour y prennent tour à tour la parole. Toute fête de saint raconte la vie du héros, ses souffrances et sa gloire"(II,p.244).

            Pour ce qui est du culte en général, LOUIS VEUILLOT ne trouve pas assez d'expressions pour l'exalter. Les cérémonies traduisent à son avis les mystères des dogmes, satisfont pleinement l'âme humaine et donnent plus de place au sentiment du beau qu'aucun autre culte en dehors du catholicisme:

            “Il voit un culte dont rien n'égale la variété, la pompe, la profondeur. Ce culte sait traduire même aux yeux, par des rites magnifiques, tous les mystères de son dogme. Donc il sait le rendre accessible à toute intelligence” (v. TAINE, Note 11). Ce culte sait exprimer dans une langue sublime les états les plus changeants et les dispositions les plus diverses de l'âme. Donc il satisfait l'âme, toute âme, comme il satisfait l'esprit, tout esprit. Ce culte fait à l'art et au sentiment du beau une part qu'ils n'ont reçue d'aucune autre religion. Donc comme il a contenté isolément l'esprit et l'âme, il les contente et les comble dans leur union" (I, p.225).

 

            VI - L'obligation de lire le Bréviaire comporte à ses yeux les effets les plus heureux. L'on force ainsi le clergé, c'est de son avis, de s'abreuver à cette source intarissable où la vérité et la beauté jaillissent abondamment. "Admirable prévoyance de l'Eglise qui veut que ses prêtres aient toujours en mains la divine Ecriture pour se remplir sans cesse de sa force; et nous recevons perpétuellement en rosée de sagesse cet enseignement du ciel! J'ai moins peur de la multitude des gens qui écrivent. Je me dis que Dieu a prévu à ce débordement. Il a fait son livre, son Eglise le commente, la vérité triomphera des bibliothèques, des académies et des journaux. Coelum et terra transibunt verba autem mea non transibunt" (II,p.266).

 

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            VII - Le commentaire de l'Office des apôtres Pierre et Paul, fait sous l'angle politique, est dans son genre un véritable chef d'oeuvre. Il faut bien se rappeler, pour comprendre cette analyse, que le Pape était encore en possession d'un état indépendant lorsque LOUIS VEUILLOT écrivit son Parfum de Rome. En dépit des libres penseurs qui s'efforçaient de saper l'autorité du Saint-Siège en faisant courir des bruits étranges à la fois à l'égard de la diplomatie secrète que la gestion de ses affaires basée sur l'intrigue, VEUILLOT eut l'idée ingénieuse de mettre sous leurs yeux le code d'après lequel les papes s'orientent dans leurs relations politiques:

            "Voulez vous savoir bien au fond ce que l'église pense d'elle-même? Voulez vous l'intime pensée du Pape sur les périls du moment, sur les menaces de l'avenir ? Ces secrets me sont connus. Je les ai trouvés dans un livre peu rare, mais que les politiques ne lisent guère et comprennent moins encore. Ce livre c'est l'‘office divin pour les dimanches et les fêtes de l'année.’ (a) Beaucoup de livres exposent la pensée de l'Eglise. Celui-ci est le plus certain. On y voit tout ce que l'Eglise demande à Dieu depuis qu'elle existe, tout ce qu'elle lui demandera toujours. Je l'ouvre à la fête des apôtres Pierre et Paul. Que nous restera-t-il à deviner des secrets de l'Eglise, quand nous connaîtrons sa prière. La fête des Saints Apôtres est la commémoration de leur triomphe, c'est -à-dire de leur martyre. Martyre et triomphe, pour l'Eglise, c'est le même mot, et cette première clarté pourrait suffire... Le plus beau de ces drames consacrés aux héros du christianisme est la fête du pêcheur de Galilée, Simon Pierre, formé à la sainteté par Jésus lui-même, souverain pontife après Jésus, vicaire de Jésus, apôtre de Jésus, martyr de Jésus... on le fait battre de verges, il va prêcher, baptiser, fonder des églises... Et à la fin, l'Eglise jette cette dernière parole : "Aujourd'hui, Simon Pierre est monté au gibet de la Croix : Alleluia. Aujourd'hui celui qui tient les clefs du ciel est allé plein de joie à Jésus-Christ...!

            Le secret de l'Eglise, l'intime pensée du Pape au milieu des vicissitudes du temps, les voilà. Je parle de demain comme d'aujourd'hui, du Pape régnant et des Papes futurs comme des Papes passés. Que ceux qui veulent connaître les secrets politiques de l'Eglise prennent un livre l'église; depuis longtemps, tous les secrets y sont déposés. Que ses adversaires, comme ses enfants lisent et s'efforcent de comprendre..!

            Le Pape n'ignore jamais ce que les Juifs désirent,(b) ni ce que veut Hérode, ni ce que veut Néron. Il a eu le temps de l'apprendre.Combien de fois ne s'est - il pas vu captif? Combien de fois au gibet?

Il n'a ni or, ni argent pour acheter ses geôliers, ni fer pour les combattre. Mais: tu est Petrus. Il a cela..." (II, p.241-247).

 

(a)C'est un Missel incomplet

(b)Ceux dont parle les Actes des Apôtres (12,1-11),

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            VIII - Les extraits du chapitre intitulé "Le secret de Rome" que nous venons de citer marquent suffisamment la manière de LOUIS VEUILLOT. Il se sert de la Liturgie comme de toute autre arme pour blesser son adversaire. Ce n'est pas notre tâche de juger, s'il y a réussi; contentons-nous de dire que son idée a été indubitablement une des plus ingénieuses. COPPEE usera quelques années plus tard du même procédé: il appuyera ses doctrines démocratiques, comme le faisait LOUIS VEUILLOT, pour ses conceptions politiques d'exemples et de leçons tirées de la Liturgie.

            Ainsi avons-nous éclairé toutes les faces marquantes de la conception liturgique de cet écrivain. Nous avons passé sous silence les nombreuses et abondantes descriptions des cérémonies, que l'on rencontre au fur et à mesure que l'on parcourt son oeuvre (II,p.369). Ses méditations liturgiques nous intéressent encore davantage, parce que LOUIS VEUILLOT s'y arrête souvent sur un court verset à l'instar d'ERNEST HELLO, en le tournant de tous les côtés, avec le dessein d'épuiser son contenu entier. Ces méditations ne fourniront pas de même l'objet de notre étude; non seulement  elles eussent pu être écrites par n'importe quel autre écrivain, mais aussi  ne révèlent-elles pas cette originalité prodigieuse de ce lutteur impétueux qui seul est importante pour l'historien de la littérature. (a)

 

            IX - Vu le raffinement du goût de ce journaliste, il ne faut pas nous étonner qu'il ait pris aigrement à partie tout ceux qui transformaient l'église en théâtre. Il s'y annonce un véritable précurseur de HUYSMANS:

            "Le mauvais goût encourage ces fades ouvrages comme il fait triompher la sotte littérature des "Mois de Marie" et toute cette mesquine dévotion qui célèbre la Sainte-Vierge avec une fausse théologie, des fausses fleurs, des mélodies fausses et des vers faux"(I, p.327).

            "Mais avec leur musique", (les Romains) "m'ont souvent défiguré la messe. Ces fugues, ces roulades, ces trilles bouleversent les paroles inspirées. La prière ne parle, ni ne marche: elle vole et elle chante. Cette malheureuse musique fait gambader et déclamer la prière" (II,p.65).

            La beauté musicale et la splendeur des couleurs du culte fait ensuite les délices de LOUIS VEUILLOT :

            "Or, en même temps, que cette histoire est rappelée, le Choeur tantôt chante les divins psaumes où s'expriment la foi et l'amour qui remplissent l'âme des apôtres, tantôt redit les promesses de Jésus-Christ" (II,p.244).

            "Quant à décrire les fêtes, il faudrait le pinceau, mais le pinceau serait forcé d'omettre l'essentiel, ce rayonnement ineffable dont l'amour couronne la beauté. L'or, la pourpre et les pierreries ne reçoivent point du soleil tant d'éclat" (I, p.323). (b)

 

(a) V."Iustus ut palma florebit", II,p.50

(b) Comparez Balzac, Le Curé de village, p.313

 

 

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            La Liturgie satisfait enfin, c'est son avis, les aspirations lyriques du coeur humain: “Un religieux se mis à chanter l'hymne de cette illustre et charmante Elpis ‘composée il y a Treize cents ans’, lorsqu'il eut aperçu les premiers dîmes romains :

"O felix Roma quae tantorum Principum

Es purpurata pretioso sanguine

Non laude tua, sed ipsorum meritis

Excellis omnem mundi pulchritudinem" (I, p.75).

 

            Aussi est-il très naturel qu'on puisse trouver chez lui nombre de passages dont le style renferme des allusions liturgiques (a)

 

            X - En résumé, LOUIS VEUILLOT en consideration de l'époque où il écrivit ses oeuvres fut un journaliste avec des connaissances liturgiques très larges. (58). Son originalité consiste à s'être servi de la Liturgie dans ses polémiques de journaliste et d'avoir montré qu'on peut y trouver tous les mobiles d'action du chrétien, même ceux qui ont trait aux relations diplomatiques du Saint-Siège.

 

(a) II,p.38: “l'Agneau qui pait parmi les lis" est une allusion à l'hymne "Jesu corona virginum qui pergis inter lilia”, I,p.325 et II,p.98 etc.