«L’influence de la Liturgie sur les écrivains français»:

un texte pour aujourd’hui


Conférence à l’ Institut Catholique de Paris le 25 mai 2005

 

Le livre qui nous rassemble ce soir est une thèse de littérature qui fut soutenue à Zagreb en 1923. Autant dire qu’un tel ouvrage a toutes les chances de ne pas rejoindre les français vivant en 2005 que nous sommes, réunis, de surcroît, par les soins de l’Institut Supérieur de Liturgie et non par la Faculté des Lettres, par exemple.

 

Les obstacles qui nous séparent de cette étude sont tels qu’il paraît bien improbable en effet qu’elle puisse nous concerner, ici et maintenant. Certes elle est rédigée en français, certes elle porte sur la littérature française et sur l’influence qu’a exercée sur elle la Liturgie, mais plus de 8O ans et plus de 2000 kilomètres nous séparent de l’époque et du lieu où elle a été reçue et pour lesquels elle a été conçue, une première fois.

 

Quelles raisons justifient donc la publication de ce document, qui fait suite, je tiens à le rappeler, à une première édition croate datant de 1996 ?

 

Il y a d’abord la personnalité singulière de son auteur : Ivan Merz. Né en 1896 à Banja Luka d’un père allemand et d’une mère hongroise d’origine juive, ce jeune croate a passé deux ans en France, de 1920 à 1922, pour étudier la littérature française à la Sorbonne et ici même, à l’Institut Catholique de Paris. Avant ce séjour, dont la thèse qui nous intéresse est en quelque sorte le résultat, Ivan Merz a passé 2 ans sur le front italien, arraché à ses études de Lettres et de Droit qu’il venait d’entamer à Vienne. De retour en Croatie, devenu professeur de français et d’allemand, il s’adonnera sur son temps libre à l’animation de mouvements de jeunesse catholiques, qui prendront grâce à lui, une ampleur formidable.

 

Le fait qu’Ivan Merz ait été béatifié par le regretté Jean-Paul II n’est pas non plus sans donner à son étude une certaine valeur.  Elle constitue en effet rien de moins que le témoignage de la conception qu’un saint ayant séjourné sur le sol de France pouvait se faire de notre littérature et de notre culture.

 

Mais, aussi originaux et admirables l’itinéraire intellectuel et le cheminement spirituel d’Ivan Merz peuvent-il nous paraître, l’intérêt que nous trouvons à la lecture de L’influence de la Liturgie sur les écrivains français de 1700 à 1923 va bien au-delà de la personnalité, encore une fois exemplaire, de son auteur.

 

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-Défense et illustration du catholicisme-

 

Si ce texte nous parle, nous rejoint et nous convainc, nous autres français du début de XXIème siècle, c’est parce qu’il met en valeur de manière aussi inattendue qu’efficace ce qu’une certaine modernité tend à minimiser jusqu’à vouloir l’effacer des textes fondateurs de notre civilisation à venir, à savoir l’héritage culturel légué par le christianisme aux pays européens, dont la France.

 

En démontrant par A + B que la liturgie influence les écrivains français de 17OO à 1923, Ivan Merz rappelle en effet de manière éloquente que personne ne peut nier l’apport spécifique de la foi catholique à la culture française, aussi laïque cette dernière se veut-elle être. Il nous fait  même prendre conscience que les fameuses racines chrétiennes ne sont pas tant à chercher dans les sous-sols reculés de la philosophie médiévale, par exemple, que dans la couche la plus récente de notre culture, à savoir dans l’humus de la littérature moderne.

 

Ivan Merz va encore plus loin. En montrant comment la Liturgie –et non la Bible ou la Théologie chrétienne, par exemple-  a influencé les écrivains français, il insiste sur le fait que la modernité n’est pas tant redevable au christianisme qu’à l’Eglise en tant que telle. Eglise dont la Liturgie n’est rien d’autre – si j’ose dire- que la prière officielle.

 

Ceci est très important. Aujourd’hui, les tenants les plus farouches d’une laïcité totale, impliqués dans l’enseignement du fait religieux, par exemple, reconnaissent aisément que les images chrétiennes issues de l’Ancien ou du Nouveau Testament  peuvent avoir nourri les écrivains. Ils admettent tout aussi facilement que la vision de l’Amour, de la Mort, de la Vie et de Dieu bien-sûr développées par les poètes, les dramaturges et les romanciers ait pu être façonnée par la théologie ou la spiritualité chrétienne. La reconnaissance d’un tel héritage n’a rien d’étonnant car la Bible peut être lue en marge de la lecture institutionnelle, de même que telle ou telle spiritualité chrétienne peut être dévoyée. L’honneur laïc est sauf, en quelque sorte.

 

Mais il en va tout autrement pour la Liturgie. Car la Liturgie, c’est l’Eglise. Elle est en tous les cas parfaitement indissociable de l’Institution qui la produit. Reconnaître l’influence de la Liturgie sur les écrivains revient donc à reconnaître l’influence, qui plus est bénéfique, de l’Eglise sur ceux qui se définissent par leur liberté, leur insoumission à toute forme de pouvoir. Or ceci est nettement plus difficile à  accepter pour certains esprits contemporains.

 

 Car c’est reconnaître que la Séparation entre l’Eglise et l’Etat, aussi indispensable et souhaitable soit-elle, n’est pas assimilable à la Séparation entre l’Eglise et la société, entre l’Eglise et la Culture qui façonne cette société. Dans ce cas précis, l’honneur laïc ou un certain honneur laïc n’est pas sauf, en revanche.

 

C’est donc un des plus grands tabou français de notre époque  qu’Ivan Merz brise a posteriori à travers son étude, d’autant plus efficacement que l’influence en question est  démontrée scientifiquement, preuve à l’appui.

 

L’influence de la liturgie est avant tout d’ordre esthétique. Le romancier le plus sensible à la splendeur des prières de l’Eglise est bien évidemment Huysmans. Et même lorsque, contrairement à l’auteur d’A Rebours, les écrivains n’ont pas une connaissance très étendue de la Liturgie, leurs oeuvres ne manquent pas d’être profondément influencées par la poésie du culte.

 

L’influence de la Liturgie ne se borne pas à l’esthétique. Elle est aussi d’ordre philosophique. C’est-à-dire que les écrivains ne sont pas seulement sensibles à ses dehors, à son apparence mais aussi à ce qu’Ivan Merz appelle «  sa valeur doctrinale » ou sa « signification philosophique ».

 

Parmi  les écrivains qui ont su goûter à la substantifique moelle de la Liturgie se trouve d’abord Léon Bloy. Et puis il y a bien évidemment les Verlaine, Claudel, Péguy. Ivan Merz évoque aussi des auteurs peu connus aujourd’hui comme Emile Baumann ou Ernest Hello mais auxquels il accorde une grande importance.

  

Enfin, l’influence par la liturgie sur les écrivains s’exerce dans le domaine social, au-delà ou en-deça des domaines esthétique et philosophique. C’est un fait : les cérémonies religieuses rassemblent les hommes, elles créent du lien.

Ivan Merz est très sensible à cette dimension sociale du culte catholique. Par exemple, il est très attentif au  « démocratisme liturgique » d’un François Coppée. « François Coppée, écrit-il, admire la célébration pompeuse des offices de cette Eglise qui ne se soucie pas de savoir si c’est le pauvre ou le riche qui y assiste. La liturgie est donc d’après lui, continue Ivan Merz, une véritable école d’égalité, tandis que le démocratisme des démagogues n’est souvent qu’une hypocrisie déguisée. »

 

Que ce soit sur le plan esthétique, philosophique ou social, l’influence de la liturgie sur les écrivains français est bel et bien éclatante. L’étude d’Ivan Merz, qui en témoigne en toute objectivité, nous est donc très précieuse en ces temps qui sont les nôtres.

 

Ceci étant dit, même si elle permet de re-situer l’identité catholique dans la culture française de manière particulièrement judicieuse, la thèse du Bienheureux croate ne peut en aucun cas être utilisée comme une arme brandie contre une modernité qui serait devenue  détestable.

 

-Ouvertures-

 

Sous ses apparences d’œuvre de combat –qui retient finalement une catégorisation opposant les auteurs liturgiques aux auteurs anti-liturgiques - le texte qui nous rassemble ce soir véhicule une conception très ouverte de la culture non catholique voire anti-catholique.

 

Si Ivan Merz nous donne bel et bien les moyens grâce à son travail de répliquer au regain de laïcisme dont est victime l’Eglise, il nous permet aussi (et surtout) d’éviter un autre danger, consécutif au premier, un danger qui menace aussi nos contemporains : le repli identitaire, le réflexe communautaire, l’enfermement dans une nouvelle citadelle assiégée.

  

Tout d’abord, il faut remarquer qu’Ivan Merz adopte vis-à-vis de la culture du siècle une attitude qui se situe aux antipodes de la condamnation. Paradoxalement, l’affirmation du rayonnement de la foi catholique se fait chez lui en dehors de toute diabolisation du monde extérieur. Prenons l’exemple du chapitre qu’il consacre à Baudelaire. Nous n’y observons aucune espèce de jugement moral. Pourtant, les citations choisies ne manquent pas de piquant. Ivan Merz s’intéresse en effet à des vers tirés des « Litanies à Satan » et du « De Profundis Clamavi » pour le moins scandaleux où le poète s’adresse au Diable et à son amante comme s’il s’adressait à Dieu.

 

 Face à un tel blasphème, Ivan Merz écrit tout simplement : « Quand il s’adresse à Satan, auquel il rend des hommages divins, Charles Baudelaire utilise une terminologie empruntée à la liturgie ». Il n’y a dans cette phrase aucun terme péjoratif, aucune critique : Ivan Merz constate, décrit, observe. Ce qui l’intéresse en l’occurrence, chez l’auteur des Fleurs du Mal, c’est le développement extraordinaire du sens de la vue et de l’odorat. « Il semble, écrit-il, qu’il absorbait avec passion tous les parfums dont on se sert à l’église pendant les cérémonies solennelles. »

 

De même qu’il se refuse au moralisme, Ivan Merz renonce à une deuxième caractéristique du repli identitaire par lesquels les communautés religieuses peuvent être tentées aujourd’hui : le prosélytisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, sa démonstration de l’influence de la liturgie sur les écrivains français, parce qu’elle est objective, ne trahit aucun parti pris et surtout aucune velléité de convaincre le lecteur du bien fondé, voire de l’excellence de la foi catholique, qu’il n’aurait plus qu’à embrasser. La manière dont il traite des œuvres de Huysmans d’une part et de Zola d’autre part est très significative à cet égard.

 

Même s’il admire l’auteur d’En Route et qu’il ne peut retenir un  certain lyrisme quand il évoque sa conversion supposée, le Bienheureux critique littéraire ne franchit jamais la ligne qui le sépare de la récupération ou de la sur-interprétation.

 

 Il écrit ainsi : « Comme la valeur doctrinale de la liturgie lui était presque indifférent, il nous dit très rarement si certains textes ont exercé une influence salutaire, bonne et active sur sa propre vie. Il est très difficile, ajoute Ivan Merz, de donner notre avis à ce sujet. Notre tâche ne consiste à montrer que les faits, précise-t-il, et relever que le sens esthétique de Huysmans était incontestablement développé au point d’éclipser toutes les autres facultés de son être. »

 

 Plus d’un évangélisateur zélé aurait tendance aujourd’hui à faire rentrer Huysmans dans la grande famille des bons auteurs, des auteurs catholiques, des auteurs qui sont de notre côté. Ivan Merz se garde bien d’un tel embrigadement. Il s’en tient à ce que dit et écrit Huysmans. Or rien ne fait véritablement de lui un homme de foi, contrairement à un Léon Bloy ou un Paul Verlaine, qui explicitent, quant à eux, leur profond attachement à l’Eglise. Une seule chose est sûre : Huysmans était un esthète, la liturgie l’a frappé.

 

De même qu’il étudie scientifiquement l’œuvre de Huysmans pour elle-même, en négligeant la question de savoir s’il était intimement croyant ou non, Ivan Merz commente celle de Zola sans voir dans son agnosticisme un handicap majeur. Mieux, il classe l’auteur de Germinal dans la famille des écrivains liturgistes et non dans celle des anti-liturgistes. Pourquoi ? Parce que, pour le Bienheureux croate, il n’y a pas d’un côté les auteurs catholiques, qui seraient les bons auteurs, et de l’autre les non-catholiques. Il y a d’une part les écrivains qui réussissent à décrire avec le plus d’exactitude le culte catholique, c’est-à-dire des écrivains compétents et, d’autre part, ceux qui n’y réussissent pas ou moins bien. Or Zola, grâce à ses romans Lourdes et Rome en particulier, fait  partie de ceux qui évoquent avec un art inégalé la liturgie dans sa dimension esthétique, philosophique et sociale. « Emile Zola, déclare Ivan Merz, est passé maître dans l’art de décrire les foules priantes et les cérémonies gigantesques »

 

En définitive, c’est la passion de l’objectivité qui fait de l’étude d’Ivan Merz une œuvre définitivement ouverte sur le monde, ouverte au pluralisme caractéristique de la société moderne. Cette passion se caractérise par un goût prononcé pour les sciences humaines,  dont notre Bienheureux manie les outils avec brio.

 

Au début de la troisième partie, consacrée aux écrivains dits indifférents, il se réfère à Auguste Comte, « l’initiateur de la philosophie positiviste », selon ses termes, et il expose la religion de l’Humanité imaginée par ce dernier. Par ailleurs, il consacre un chapitre  à Pierre Loti et s’intéresse de près aux descriptions de cultes non catholiques, qui abondent dans ses œuvres exotiques. Il souligne leur intérêt anthropologique. « L’œuvre de Pierre Loti, conclut Ivan Merz, est  un document qui prouve que tout le genre humain est un organisme foncièrement liturgique qui sent le besoin de donner à sa foi une expression à la fois sociale et visible ».

 

Et puis c’est toute l’étude d’Ivan Merz, finalement, qui est traversée par ce souci d’exactitude, de précision et de fidélité aux textes. L’attirance d’Ivan Merz pour les sciences de son époque, qu’il applique à la liturgie, s’exprime dans l’une des rares phrases exclamatives qui apparaissent dans son œuvre. On la trouve dans le chapitre consacré à Louis Bertrand : « En vérité, quelle belle tâche serait-ce de pouvoir traiter scientifiquement des relations qui existent entre la liturgie, la conversion et leur retentissement dans la littérature ! » 

 

Quelques paragraphes auparavant, le Bienheureux va même jusqu’à se risquer sur terrain de la psychanalyse, toute jeune à l’époque. Il écrit en effet, après une citation de Louis Bertrand : « Cette courte analyse peut fournir un document précieux à qui étudie dans les âmes humaines les horizons inexplorés de l’inconscient. »

 

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En conclusion, l’étude d’Ivan Merz consacrée à l’influence de la liturgie sur les écrivains français est surprenante à plus d’un titre. D’une part elle se présente comme une étude qui prouve avec éclat la valeur de l’héritage chrétien, dont est tributaire la littérature moderne française. D’autre part elle fait rentrer la sainte Liturgie dans le champs des sciences humaines et de l’objectivité, au-delà de la morale et même de la spiritualité. Se plaçant d’entrée de jeu du côté de l’affirmation de l’identité catholique dans la société, elle est un exemple d’ouverture, de tolérance et d’impartialité.

 

Autant dire qu’en ces temps où la mémoire européenne donc française est menacée par l’oubli présomptueux de ce que l’Eglise lui a apporté, et en ces temps où les esprits religieux, aux prises avec le relativisme, sont  tentés par le subjectivisme et le repli sur soi, cette œuvre a bel et bien toutes les chances de porter du fruit ici et maintenant.