L’influence de la Liturgie sur les écrivains français Actualité d’une œuvre pionnière

Sorbonne, 23 septembre 2005

En 1964, il y a 41 ans, et 41 ans après qu’Ivan Merz a soutenu à Zagreb sa thèse consacrée à l’influence de la liturgie sur les écrivains français se produisit en France un évènement sans pareille dans le monde des Lettres : un certain Raymond Picard, éminent spécialiste de Racine professant à la Sorbonne, rédigeait un pamphlet virulent intitulé « La nouvelle critique ».

 

Dans cet essai polémique, dont les invectives envahirent aussitôt les colonnes de la grande presse, ce Raymond Picard accusait Roland Barthes, en particulier, qui venait de rédiger son fameux essai Sur Racine, de vouloir dévoyer la critique traditionnelle en important dans le domaine du commentaire littéraire les méthodes des sciences ou des disciplines modernes telles que la sociologie, la psychanalyse ou le structuralisme.

 

Pourquoi évoquer cet événement, connu de tous ou presque ? C’est précisément parce qu’Ivan Merz, autour duquel nous sommes rassemblés ce soir, fait partie de ces personnalités qui nous permettent d’envisager la lecture en-deça du conflit durable que cet événement a fait éclater. Conflit que nous ressentons d’autant plus douloureusement aujourd’hui que la nouvelle critique a immanquablement perdu de sa nouveauté, à laquelle elle devait sans doute une bonne partie de son charme.

 

Sous la plume de ce jeune professeur croate des années 2O qui passa deux ans à Paris pour étudier la littérature française se retrouvent en effet et se marient paisiblement, comme par miracle, et l’histoire littéraire de jadis et l’application à l’analyse des textes littéraires des sciences modernes, encore jeunes à l’époque.

 

En ceci, l’œuvre d’Ivan Merz peut être qualifiée de pionnière. Sa lecture aujourd’hui nous renvoie en effet à nos préoccupations de lecteurs vivant après la longue crise entamée en 1964 par Raymond Picard et Roland Barthes. L’étude d’Ivan Merz nous parle tout spécialement, à nous, qui sommes depuis quelques temps déjà à la recherche d’un moyen terme entre historicisme et textualisme, témoins postmodernes de l’ouverture de l’histoire littéraire aux herméneutiques nouvelles d’une part  et du développement de disciplines critiques comme la critique génétique d’autre part renouant, d’une certaine manière, avec la démarche historique.

 

1. Ivan Merz, historien de la littérature

 

Ivan Merz est donc l’héritier de l’histoire littéraire traditionnelle telle qu’un Gustave Lanson et que ses disciples l’ont influencée. Gustave Lanson qui, rappelons-le, contribua à la réforme des études universitaires au début du siècle et enseigna à la Sorbonne (lieu d’étude d’Ivan Merz) de 1904 à 1913.

 

Tout d’abord, une bonne partie de l’activité critique d’Ivan Merz consiste, ce qui est typique de ce genre d’approche, à « comparer les textes pour distinguer l’individuel du collectif et l’original du traditionnel ». De chapitres en chapitres, il ne cesse de déterminer la singularité et l’originalité de tel ou tel auteur par rapport à ceux qui l’ont précédé ou qui lui succèdent. C’est ainsi qu’il explique comment Léon Bloy, en l’occurrence, se distingue des romantiques en cessant de faire de la liturgie, dont il décèle le sens profond, un instrument poétique.

 

Ensuite, en historien traditionnel de la littérature, Ivan Merz « groupe les textes littéraires par genres, écoles et mouvements ». Cette classification prend chez lui la forme d’une typologie rassemblant les auteurs en trois catégories. Catégories qu’il emprunte d’ailleurs à Dom Guéranger. Les écrivains liturgistes rendent comptent fidèlement des différentes parties du culte catholique, attentifs à sa dimension esthétique et à sa signification philosophique. Les écrivains anti-liturgistes passent à côtés, quant à eux, de l’esprit de la liturgie à cause de leur individualisme bien souvent. Et les écrivains indifférents ne l’évoquent qu’en passant.

 

Enfin, Ivan Merz se fait surtout le véritable héritier de Gustave Lanson et de son prédécesseur Brunetière (qu’il cite souvent d’ailleurs) en ceci qu’il « détermine le rapport de ces groupes à la vie intellectuelle, morale et sociale de la France, comme au développement de la littérature et de la civilisation européenne .» L’analyse des œuvres de Huysmans, de Maurice Barrès et de François Coppée, entre autres, mettent respectivement en valeur l’apport de ces écrivains à la vie intellectuelle, à la vie morale et à la vie sociale de la France. Le premier fait, en l’occurrence, de l’apologétique dans les milieux artistiques. Le deuxième souligne ce que l’âme française doit au culte catholique. Et le troisième évoque la dimension démocratique de la liturgie qui rassemble pauvres et riches sans distinction.

 

De plus, la présentation originale et inattendue qu’Ivan Merz fait des écrivains étrangers dans sa thèse montre comment la littérature et la civilisation européennes, si chère à Gustave Lanson, trouve dans la liturgie célébrée par les Français une source d’inspiration et de développement exemplaire. Il faut aussi signaler, dans la même perspective, cet étonnant chapitre consacré au « témoignage des guerriers », « ces hommes qui viennent de jouer durant ces dernières années, je cite Ivan Merz,  un rôle très important pour le destin de la France  ».

 

« Somme toute, conclut-il après avoir présenté les œuvres de deux écrivains guerriers, ces deux représentants de la dernière guerre nous ont prouvé que la liturgie est étroitement liée à la vie française. La splendeur de ses textes procure aux gens éclairés comme au peuple lui-même de grandes joies littéraires et éclaire le sens de la vie tandis que le déploiement magnifique de ses cérémonies solennelles  l’accompagne en ami fidèle aux jours de joie comme dans les souffrances les plus atroces. »

 

2. Ivan Merz, psychanalyste en herbe et structuraliste novice.

 

L’influence de l’histoire traditionnelle de la littérature, qui replace les œuvres littéraires dans leur contexte national en les considérant comme un patrimoine à conserver précieusement, est donc très importante dans le travail d’Ivan Merz. Mais ceci ne l’empêche pas d’intégrer à sa démarche des outils d’analyse qu’il emprunte aux herméneutiques modernes naissantes et qui nous sont naturellement familières aujourd’hui.

 

C’est ainsi que le jeune étudiant viennois que fut Ivan Merz, avant et après la première guerre mondiale, se montre très attiré par l’expression de l’inconscient chez les écrivains. Dans le chapitre qu’il consacre à Louis Bertrand, par exemple, il écrit, après avoir cité cet écrivain : « Cette courte analyse peut fournir un document précieux à qui étudie dans les âmes humaines les horizons inexplorés de l’inconscient. »

 

Ivan Merz recourt aussi à la notion d’inconscient afin d’expliquer l’attirance paradoxale de l’agnostique Zola  pour les foules en prière. Pour ce faire, il va même jusqu’à formuler l’hypothèse audacieuse d’une sorte de labsus dont serait sujet l’écrivain athée dépeignant la grandeur des cérémonies religieuses. Ivan Merz montre en effet comment certains passages de Lourdes et de Rome sont, je cite « une espèce de glorification involontaire de la beauté infinie du culte » 

 

Nous sommes évidemment bien loin de ce que deviendra la psychanalyse littéraire et la psychocritique dans les décennies ultérieures mais n’oublions pas que les œuvres de Freud commencent juste à être traduites en France au moment où Ivan Merz travaille à son étude. Les premières psychobiographies françaises ne voient le jour qu’à la fin des années 5O.

 

Outre ces approches de type psychanalytique, on décèle aussi dans l’Influence de la Liturgie sur les écrivains français des ébauches d’études textuelles telles qu’elles se développeront chez les structuralistes dans la deuxième partie du XXème siècle, en marge de l’histoire littéraire traditionnelle et contre elle.

 

Ivan Merz remarque ainsi que certains passages de Madame Bovary, qui évoquent l’état d’Emma après la communion, intègrent des phrases entières de l’Apocalypse.

 

« Si ce passage, déclare-t-il après avoir cité les lignes en question, n’a pas encore atteint l’exactitude frappante des analyses magnifiques que nous avons relevées à propos d’Emile Baumann ou de Francis Jammes, l’expérience religieuse ayant, comme nous l’avons déjà dit, sans doute manqué à Flaubert, il faut reconnaître qu’il s’est donné du mal pour se documenter le mieux possible. Il semble en effet que l’analyse psychologique que nous venons de transcrire soit calquée sur des textes sacrés tirés de l’Apocalypse ». Suit la liste des citations concernées. 

 

En mettant ici en relief rien de moins qu’un phénomène d’inter-textualité, Ivan Merz semble faire du Gérard Genette avant l’heure, bien avant l’heure même, puisque Gérard Genette ne s’intéressera à ce genre de phénomènes qu’à la fin des années 7O.

 

Autre exemple du génie précurseur d’Ivan Merz, dont les intuitions annoncent ce que, 20, 3O et parfois 40 ans après lui, les critiques ont formulé : le chapitre qu’il consacre à Baudelaire. Ce qu’il retient de l’auteur des Fleurs du Mal n’est ni le caractère blasphématoire de ses descriptions de la liturgie ni la sensibilité du poète. Non, ce qui frappe Ivan Merz  chez Baudelaire, c’est l’omniprésence des parfums.

 

« Le sens de l’odorat, observe-t-il, est très développé chez ce poète. Il semble qu'il absorbait avec passion tous les parfums dont on se sert à l’église pendant les cérémonies solennelles. »

 

C’est le même type d’observation qui sera formulée en 1955 par Jean-Pierre Richard dans son étude intitulée Poésie et Profondeur et par Sartre lui-même, en 1947, qui insistera aussi dans son Baudelaire sur l’importance du parfum chez le poète du Spleen. « Parfums évocateurs d’un au-delà inaccessible » pour reprendre les mots du philosophe.

 

Bref, c’est toute la critique moderne avec sa prédilection pour l’inconscient, la structure du texte et des réalités aussi anecdotiques, en apparence, que les sensations qui sont en germe dans l’étude d’Ivan Merz.

 

L’influence de la Liturgie sur les écrivains français se présente donc comme l’heureux mariage de deux modes de lecture qui nous avaient paru, depuis 4O ans, antagonistes. Ceci est d’autant plus intéressant qu’Ivan Merz opère ce rapprochement tout en restant dans l’immanence du texte.

 

A la même époque, le grand critique Albert Thibaudet -admirablement évoqué dans le récent livre d’Antoine Compagnon comme « le dernier critique heureux » - opérait, lui aussi, un dépassement de l’histoire littéraire. Mais, il le faisait en convoquant une sphère de références extérieure à la littérature, une sphère de références philosophiques en l’occurrence, celle du bergsonisme.

 

Ivan Merz, quant à lui, parvient à l’au-delà de l’histoire littéraire, tout en l’intégrant, sans avoir recours à un si puissant moteur. Il n’est évidemment pas question de comparer Ivan Merz à Thibaudet, ne serait-ce qu’à cause de leur différence de longévité (Ivan Merz est mort en 1928) mais c’est un fait. Une question se pose alors : comment un tel « miracle » d’équilibre, auquel, par la force des choses, nous sommes sensibles aujourd’hui, est-il possible ?

 

Conclusion :

Le point de vue panoramique d’Ivan Merz

 

Une première explication se présente. Elle est d’ordre historique et paraît s’imposer, au premier abord. Les sciences modernes étant tellement peu développées  à l’époque d’Ivan Merz, il peut sembler naturel qu’elles aient pu s’immiscer dans un commentaire traditionnel de type historique sans poser de problème. 

 

Mais, une autre explication est possible, d’ordre épistémologique et non historique. Elle est liée à l’objet qu’Ivan Merz s’est donné pour étude, à savoir l’influence de la liturgie sur les écrivains français. Il est permis de penser en effet que si Ivan Merz convoque simultanément l’histoire littéraire et les nouvelles herméneutiques –aussi peu développées soit-elles à l’époque- c’est qu’il en avait besoin pour traiter comme il le fallait ce qu’il avait entrepris d’étudier.

 

Car la liturgie est composée de deux types d’éléments : un ensemble de réalités liées à l’époque et aux différents contextes sociaux, politiques et idéologiques – un ensemble de pratiques- mais aussi un ensemble de textes, bibliques entre autres.

 

Observer l’influence de la liturgie sur les écrivains français revient alors à observer et l’influence d’un contexte mais aussi et surtout l’influence d’un ensemble de textes sur les écrivains. Pour accomplir ces deux tâches, Ivan Merz avait donc besoin et de l’histoire littéraire qui analyse le texte comme un document et des outils d’analyse modernes envisageant la littérature pour elle-même, au contraire, une littérature qui se fait avec les textes, par les textes et pour les textes.

 

Tout se passe, en somme, comme si la liturgie joue le rôle d’une sorte de révélateur littéraire chez Ivan Merz.  L’étude de son influence lui permet de voir et de concevoir la littérature sous un angle très large, dans toutes ses dimensions.

 

Il va sans dire que cette double dimension textuelle et infra ou atextuelle de la liturgie s’enracine dans ce que la liturgie elle-même célébre et en ce dont elle se veut être le témoignage vivant, à savoir l’Incarnation en général et la Personne du Christ (Verbe incarné) en particulier. D’une certaine manière, c’est donc grâce à la Théologie, à l’œuvre et en acte dans la Liturgie, qu’Ivan Merz parvient à se frayer un chemin dans la littérature, un chemin conciliateur, synthétique et fondamentalement libre.

 

Une preuve supplémentaire, s’il en faut, du génie du christianisme en général et de l’Eglise surtout, sans laquelle, bien évidemment, la liturgie, dont elle est la prière, n’aurait jamais existé.