Littérature et Religion : l’impossible séparation

 

Dans la préface qu’il publia vingt après son fameux roman intitulé A Rebours, Joris Karl Huysmans écrivit que ce livre «tombait ainsi qu’un aérolithe dans le champ de foire littéraire et (que) ce fut une stupeur et une colère[1] C’est à peu près de la même manière -sans stupeur ni colère tout de même- qu’une étude traitant de l’influence de la liturgie sur les écrivains français risque d’être reçue. La surprise étant d’autant plus grande que son auteur n’est autre qu’un certain Ivan Merz, un jeune croate béatifié par Jean-Paul II le 22 juin 2003 qui passa deux ans en France, de 1920 à 1922.

 

Que le christianisme ait pu influencer par sa théologie ou sa spiritualité la culture et, en particulier, la littérature française passe encore. Une certaine mode étant, depuis quelques années déjà, à la redécouverte de l’héritage judéo-chrétien et à l’étude attentive du fait religieux, on admettra aisément en effet que François Rabelais, Victor Hugo et même Samuel Beckett risquent d’être quelque peu incompréhensibles si l’on n’a jamais lu la Bible ou étudié, d’une manière ou d’une autre, sa ou ses lectures chrétiennes. C’est pourquoi, d’ailleurs, les programmes de l’Education Nationale accordent actuellement une large place à l’enseignement des religions.

 

Mais que l’Eglise en tant que telle, par sa Liturgie, et non seulement un certain « judéo-christianisme » -expression aussi vague qu’imprécise- ait pu positivement influencer la littérature française, qui, sans elle, ne serait donc pas ce qu’elle est, cela risque de paraître  un peu inattendu voire inopportun à certains. Qui plus est lorsqu’il est question de la littérature du XIXème et du début du XXème siècle et non du Moyen Age, toujours suspect d’obscurantisme.

 

A l’heure où l’œuvre la plus anticléricale qui soit - Candide de Voltaire- figure en tête de la liste des œuvres les plus étudiées en classe de français, à l’heure aussi où l’anniversaire de la séparation de l’Eglise et de l’Etat fait renaître, sous des formes insidieuses, le désir haineux d’écraser «l’infâme», une telle influence a même toutes les chances de paraître indésirable, c’est-à-dire irréelle pour tous ceux qui préfèrent nier l’Histoire plutôt que d’affronter la réalité. Car, comme on le sait bien, si la foi chrétienne est acceptée en France comme composante possible de la vie privée, elle est exclue a priori de la sphère sociale, tel qu’en témoigne malheureusement la querelle récente autour de la mention explicite de l’héritage chrétien dans la Constitution européenne.

 

Il reste que les écrivains français, mieux, les écrivains français du XIXème et du début du XXème siècle sont influencés par la Liturgie, cette prière officielle de l’Eglise, qui fait rayonner la foi chrétienne à travers ses diverses célébrations. C’est ce fait indéniable qu’Ivan Merz rapporte et décrit dans son étude où il entreprend donc avec audace de démontrer que la littérature française se nourrit non seulement  des croyances personnelles de certains écrivains mais aussi et surtout de la foi collective d’un peuple tout entier bercé par la liturgie. Il faut dire que ce jeune croate, né le 16 décembre 1896 à Banja Luka et mort le 10 mai 1928 à Zagreb, avait toutes les aptitudes requises pour une telle tâche.

 

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Ivan Merz est un littéraire dans l’âme. Au lycée, le docteur Ljubomir Marakovic lui fait entrevoir les richesses de l’art, des lettres et de la philosophie, après ses études secondaires. Depuis, il n’a cessé d’entretenir pour la France et ses écrivains un amour sans borne. Ses études de Droit et de Lettres à Vienne, avant la guerre et après  des études militaires vite abandonnées, ont fini de rendre ce voyage dans la capitale culturelle de l’Europe pour ainsi dire indispensable. Quand il arrive à Paris en 1920, il a déjà côtoyé avec beaucoup de joie les auteurs français, mais aussi anglais et allemands. Le Faust de Goethe, en quête de l’ultime vérité, l’a particulièrement enthousiasmé. D’ailleurs sa ville natale, qui  est sous la domination des Habsbourg, est baignée dans la culture allemande. A la Sorbonne, il suit  des cours d’histoire de la langue française, de littérature contemporaine, des cours sur la poésie d’après le XVIIème siècle, sur François Rabelais et sur Clément Marot. Il  prend aussi des leçons de français, de grec et de latin à l’Institut Catholique.

 

Ajoutons que l’attachement d’Ivan Merz à la littérature n’a rien de romantique. Ses lectures ne sont pas de celles qui, nourrissant le fameux vague des passions si bien décrit par Chateaubriand, « rendent habile sans expérience ». Quand il découvre la France en 1920, c’est avec les yeux d’un jeune homme malheureusement aguerri qui revient tout juste du front italien, où il a été témoin de l’horreur absolue. De plus, l’Europe n’est pas un vain mot pour lui. Tous les chefs d’œuvres étrangers qu’il découvre dans les dix langues qu’il sait parler le renvoient à ses propres origines. Son père, de souche allemande, venait de Tchécoslovaquie et sa mère, Tereze, était, issue d’une famille juive de Hongrie. 

 

Littéraire, Ivan Merz est aussi un catholique fervent. Pendant son séjour de deux ans en France, en marge de ses incursions dans les milieux littéraires et les organisations catholiques françaises, il mène même une vie mystique très intense. Son entourage ne tarde pas à le remarquer. « Il eut une vie de saint. Les différentes peines qu’il s’infligeait : jeûnes sévères, dormir à même le sol, se laver à l’eau froide… Toutes ses pénitences, mais aussi toutes ses autres activités, n’étaient destinées qu’à la gloire de Dieu. », écrira la fille de Madame Michaut, sa logeuse. Les autres activités en question consistent en rien de moins qu’une pratique religieuse quotidienne et en des visites aussi fréquentes que discrètes à une famille pauvre qu’il aide, en tant que membre de l’association de saint Vincent de Paul, grâce à des aumônes généreuses  prises sur ses modestes moyens.

 

Pour concilier sa foi et son amour de la littérature, Ivan Merz ne cherchera pas la facilité. Contrairement à Durtal, le héros de Huysmans, il ne tombera pas dans le piège d’une spiritualité esthétisante ou d’une esthétique spiritualisée. D’ailleurs, pour lui, l’essentiel ne réside ni dans l’émotion spirituelle ni dans le frisson artistique. L’essentiel réside dans l’Eucharistie. Il ne cesse de le répéter dans ses écrits spirituels  : « La Sainte Communion où votre corps et votre âme s’unissent à la divinité elle-même doit être le sommet de votre vie. Dans cet acte se trouve aussi le sommet de la liturgie tout entière. Toutes les magnifiques prières,  les chants,  toutes vos réflexions,  tous vos actes pendant toute la journée doivent être christocentriques et être dirigés vers cet unique instant de votre vie quotidienne : la Sainte Communion. Ainsi votre but ultime s’accomplit déjà sur terre et vous participez de la substance même de Dieu[2]

 

C’est ainsi que, dans l’esprit –et le cœur- d’Ivan Merz, la littérature et la religion se retrouvent, ne peuvent donc se retrouver qu’autour de ce qui les oppose d’une certaine manière, du moins à nos yeux de français bercés dans l’anticléricalisme : le culte. Une seule chose lui reste donc à faire : relever et étudier chez les écrivains français tous les passages qui évoquent d’une manière ou d’une autre la liturgie de l’Eglise. Trouvaille géniale d’apologiste en herbe ou acte manqué d’une sensibilité originale, le fait est que ce jeune croate des années 20 dresse une anthologie commentée des œuvres littéraires françaises totalement inédite. Et, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier à bord, le rapprochement entre littérature et religion s’y fait on ne peut plus naturellement. A  lire Ivan Merz, l’influence de la liturgie sur les écrivains français saute aux yeux en effet.

 

Il faut imaginer ce jeune homme durant les années 1920-1922 à Paris. Il va à la messe tous les jours et prend conscience, comme un saint peut le faire, de ce que signifie recevoir le Christ dans l’Eucharistie. Dans son journal, il parle de Jésus comme d’un Soleil. « Tu sais, confie-t-il dans une lettre qu’il écrit alors à sa mère, que (…) les études  (…)  m’ont complètement convaincu de la vérité de la foi catholique ; pour cela, toute ma vie est tournée vers le Christ, Notre  Seigneur. »[3]  Dans le même temps, à quelques heures d’intervalle, il lit Francis Jammes, Zola, Vigny et puis, comme par miracle, il remarque que les écrivains français, ceux qu’il vénère depuis sa jeunesse, parlent de la liturgie. Ils parlent de la Messe qui le transporte. « Les cantiques frais et blancs » qui enchantent un Verlaine le saisissent. Les couleurs éclatantes de la liturgie à laquelle il participe sont les mêmes que celles qui  retiennent l’attention des auteurs les plus connus. L’effet bénéfique de la Messe qu’il constate sur le peuple français est décrit à merveille par Chateaubriand, Hugo et les autres. Même les écrivains hostiles à la religion à cause de leurs convictions philosophiques, de leur éducation ou bien de leur ignorance en la matière parlent abondamment de la prière de l’Eglise et décrivent le culte en détail. Comment ne pas rédiger dans ces conditions une étude sur «l’influence de la liturgie sur les écrivains français» pour rendre compte d’une telle découverte ?

 

Non seulement Ivan Merz reconnaît dans les écrivains de son temps des hommes et des femmes qui ont su rendre compte d’une expérience commune qu’il juge essentielle mais il voit aussi en eux des personnes, des êtres impénétrables qui ne peuvent inspirer que respect et discrétion. C’est ainsi qu’il n’y a aucune condamnation chez lui. Il consacre un chapitre à Flaubert et un autre à Baudelaire par exemple, ces deux écrivains traînés devant les tribunaux. On leur reprochait de porter atteinte aux bonnes mœurs. De telles considérations, dont il avait forcément connaissance, n’intéressent pas Ivan Merz. Certes il n’est pas indifférent à tel ou tel aspect négatif des œuvres qu’il évoque mais c’est toujours ou presque leurs qualités qu’il met en avant.

 

Ce qui l’intéresse, c’est la manière dont tel ou tel rend compte de la Liturgie qui constitue pour lui l’Expérience par excellence. En l’occurrence, ce qui distingue Baudelaire de ses prédécesseurs, pour Ivan Merz, c'est « le raffinement des sens poussé à sa limite extrême. Pendant que ses yeux s'abreuvaient de toutes les couleurs éblouissantes et variées des cérémonies liturgiques, il respirait "avec ivresse" tous les parfums de l'encens qui remplissaient une église ». Cette sensibilité maladive unie à son penchant pour le satanisme est l’un des caractères les plus distinctifs de sa conception liturgique. Pour ce qui est de Flaubert, «il  ne s’est pas borné, comme le faisait son prédécesseur (Zola), à noter les dehors de la liturgie seule, mais il s’est efforcé de pénétrer dans la vie intérieure de ceux qui en subissaient l’influence. » On l’aura compris, Ivan Merz ne porte pas de jugement de valeur.

 

Uniquement préoccupé par la manière dont la liturgie est mise en relief chez les écrivains français et par le profit spirituel qu’il peut en tirer, il s’interdit même d’empiéter sur le terrain de la spiritualité. Spiritualité qui représente pourtant le terrain de rencontre naturel entre littérature et religion. Alors qu’un certain Abbé Mugnier avait rédigé quelques années avant lui un long texte tendant à prouver que Huysmans, par exemple, s’était bel et bien converti, contrairement à ce que certains croyaient, Ivan Merz s’en tient à une attitude purement descriptive dans le triple chapitre qu’il consacre  à l’auteur d’En Route. On y lit cette phrase étonnante, sous la plume d’un bienheureux :

 

« Comme la valeur doctrinale de la Liturgie lui était presque indifférente, il nous dit très rarement si certains textes ont exercé une influence salutaire, bonne et active sur sa propre vie. Il est très difficile de donner notre avis à ce sujet. Notre tâche ne consiste qu'à montrer les faits et relever que le sens esthétique de HUYSMANS était incontestablement développé  au point d’éclipser toutes les autres facultés de son être ».

 

On voit bien à travers ces lignes qu’Ivan Merz refuse de faire l’éloge spirituel de Huysmans de même qu’il esquive le blâme d’un Flaubert ou d’un Baudelaire. Surprenant pour un catholique convaincu et fougueux ce peu de prosélytisme. Mais c’est peut-être qu’Ivan Merz, parce qu’il est Bienheureux, sait qu’une âme est une âme et que Dieu seul sonde les reins et les cœurs.

 

En définitive, Ivan Merz dévoile l’admiration commune qui unit l’écrivain et le chrétien face à la liturgie. Ce qui fait redécouvrir au chrétien la liturgie dans toute sa splendeur car les écrivains, qui sont doués d’une sensibilité et d’un sens de l’observation exceptionnellement développés, font ressortir des aspects oubliés du culte et mettent en valeur sa richesse infinie. C’est ainsi que Balzac, même Balzac, classé avec Benjamin Constant et Stendhal dans la catégorie des écrivains «indifférents», même l’auteur du Curé de Village nous montre de manière admirable comment la liturgie «transfigure le physique de certaines personnes, façonne le goût populaire, fournit au peuple une doctrine philosophique et opère des conversions.»

 

Que dire d’un Léon Bloy, dont la vie, façonnée par la liturgie,  fait de lui l’un de ces  « écrivains qui ont entièrement compris l’essence de la Liturgie, telle qu’elle fut exposée par Dom Guéranger » ? Il n’est pas jusqu’aux écrivains jugés « anti-liturgiques » par Ivan Merz, c’est-à-dire vivant de l’héritage du XVIIIème siècle, qui ne prouvent d’une manière ou d’une autre la splendeur des rites. L’œuvre de Pierre Loti par exemple, cet «adversaire de la liturgie», «comporte pour nous ceci d’intéressant qu’elle ne nous apporte pas exclusivement des descriptions de la Liturgie de l’Eglise catholique, mais aussi des religions les plus variées. Elle est un document qui prouve que tout le genre humain est un organisme foncièrement liturgique qui éprouve le besoin de donner à sa foi une expression à la fois sociable et visible

 

L’un des chapitres les plus originaux est peut-être celui qu’Ivan Merz consacre à Ernest Hello. Cet écrivain peu connu de nos jours est l’un de ceux dont le Bienheureux croate parvient à nous faire sentir l’amour pour la liturgie avec une délicatesse extrême. Il nous dévoile en l’occurrence l’un des caractères les plus essentiels de l’Eglise aux yeux de cet auteur : le calme.

 

« Un des caractères de l’Eglise catholique, c’est son invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur… Au milieu des tonnerres et des canons, elle célèbre l’invincible gloire des Pacifiques, et elle la célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peuvent s’écrouler les unes après les autres. Si c’est ce jour-là, la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine par exemple, elle célébrera la petite bergère avec le calme immuable qui vient de l’Eternité. Quelque bruit que fasse autour d’elle les peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses pauvres, un de ses mendiants, un de ses martyrs. » (Physionomie des Saints)

 

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Une question se pose tout de même, en lisant la thèse d’Ivan Merz : aurait-il pu faire le même type  de recherche et de trouvailles en ce qui concerne la littérature du XXème siècle, s'il avait vécu à notre époque ? Nous serions tentés de répondre non bien sûr. Les références à la liturgie chez les auteurs de notre temps nous paraissent de prime abord d’une pauvreté affligeante. L'évocation de l'enterrement de la mère du héros ou du antihéros de L'Étranger par exemple, réduite au souvenir lointain d'une marche pénible à travers la nature écrasée de soleil, nous dissuade d’entrée de jeu d'entreprendre une telle recherche.

 

Mais nous sommes aussi en droit de nous poser une autre question : ne serions-nous pas aveuglés par une interprétation laïciste des grands textes du XXème siècle, celle-là même qui nous aurait interdit de penser à une quelconque influence de la liturgie sur les écrivains français du XIXème siècle, si Ivan Merz n’avait pas entrepris d’en montrer l’importance ? Force est de constater que l’évocation de rites tels que le baptême, les funérailles, la confession ou la Messe n’est pas absente des œuvres des écrivains du siècle qui vient de s’écouler, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord.

 

Rien que chez les auteurs contemporains, les exemples abondent. C’est l’exégèse inquiète du reniement de saint Pierre par Pascal Quignard[4], qui remonte jusqu’au baptême symbolique du pêcheur Simon sorti des eaux du lac de Tibériade par l’appel du Christ. C’est aussi, dans un tout autre genre, la comparaison plus légère mais aussi parlante de Philippe Delerm[5] entre l’habitacle d’une voiture et un confessionnal, deux lieux de dialogue entre des interlocuteurs qui, ne se regardant pas, échangent de manière insolite. C’est encore Didier Decoin[6] évoquant par le biais d’un dialogue saisissant la manière dont une bienheureuse, Elisabeth de la Trinité, a pu vivre la messe avec intensité. Sans parler d’un autre écrivain qui, n’ayant rien d’un enfant de chœur, défend  pourtant avec vigueur le catholicisme et tous ses rites : Denis Tillinac[7].

 

On pourrait citer aussi, en considérant la génération précédente, un autre auteur tout aussi peu suspect de bigoterie, George Simenon, qui accorde souvent une place dans ses intrigues à un enfant de chœur justement[8]. Que dire de cette eucharistie quelque peu perturbée célébrée dans le quartier latin en  plein Mai 68 décrite par un Maurice Clavel[9], de la philosophie de la communion savamment élaborée par Jean Guitton avec l’aide de Simone Weil[10] ou encore  de la fameuse « Messe sur le Monde » de Teilhard[11] ?

 

En somme, au regard de ces quelques exemples, dont la liste peut être abondamment complétée, il est fort probable que le travail d’Ivan Merz ne soit pas une œuvre du passé. Il est même permis de penser qu’il s’agit d’un véritable programme de lecture nous invitant à apprécier les écrivains français d’hier et d’aujourd’hui, convaincus de la non -séparation fondamentale entre littérature et religion et, par-dessus tout, de la beauté inimitable de la Liturgie.

    
 
[1] « Préface écrite vingt ans après le roman », A Rebours, Folio, p.75

[2] I. Merz : «Le renouveau spirituel par la liturgie »,  Luè,  n°1,  1924,  pages 11-17.

[3] I.Merz: Lettre de Paris à sa mère, 20. 10. 1921.
[4] « Il l’appela Pierre. La soudaineté et l’étrangeté de ce baptême commencèrent de brouiller, de détraquer le système sonore dans lequel Simon avait été plongé jusque-là. Ces syllabes neuves aux sons desquelles il lui fallait répondre désormais, l’expulsion et l’enfouissement des anciennes syllabes qui l’avaient nommé, le refoulement des émotions et la mise à l’écart des petites fables qui s’étaient peu à peu associées à ces sons, quelques comportements inopinés parfois le trahirent (…) Le chant du coq est un « pavé » de Venise, un expanvanté au sein de l’expérience sonore du langage, sur lequel Pierre trébuche comme sur son nom. Le chant rauque qui déclare l’aube le plonge à tout autre niveau que lui-même : niveau Jésus, niveau Pierre, niveau d’avant Pierre (niveau Simon), niveau d’avant Simon. » (Pascal Quignard, La Haine de la musique, pp. 84-89, Gallimard Folio n° 3OO8)

[5] « On sent que ça vient doucement ; c’est tellement plus facile, quand le regard ne vient pas soupeser l’équilibre entre l’expression du visage et le sens des paroles. Le corps est toujours une gêne, il en dit trop. La vérité ? Peut-être, mais cette vérité peut devenir mensonge, si les paroles sont reculées d’autant. Dans la nuit commençante, corps abolis dans l’habitacle, ceinturés, les mots montent du fond de soi (…) Les villes annoncées par un éclat mauve orangé du ciel appellent un  long silence, puis la conversation reprend, avec ce rythme pacifiant d’un double monologue qui prendrait sans effort la mesure de l’autre, toute une ampleur d’écoute et de respect. C’est un étrange confessionnal sans prêtre, sans absolution, parfois même sans contrition. » (Philippe Delerm, Enregistrements pirates, pp.104-105, Editions du Rocher, 2OO3)

[6] « Vous ne sanglotiez pas, Elisabeth. Vous n’avez jamais non plus perdu connaissance. Vous étiez au contraire d’une sérénité immense. Tout se passait comme si, le dimanche à Saint-Michel, vous vivez votre messe non comme une mémorisation, même émouvante et magnifique, mais comme la réalité absolue, affranchie de l’espace et du temps, de la présence de Dieu. Si l’on savait ce qu’est la messe, a dit Pascal, on en mourrait. Vous en mouriez. Non pas biologiquement, mais vous en mouriez chaque dimanche un peu plus à votre état de petite poupée bourgeoise, orpheline, dijonnaise et pianiste, pour renaître simple enfant de Dieu. » (Didier Decoin, Elisabeth Catez ou l’obsession de Dieu, p. 61 Cerf, 2OO3)

[7] « L’enfant de chœur était accoutré d’une soutanette rouge boutonnée jusqu’aux chevilles et d’un surplis blanc orné de dentelles. Il allumait les cierges et disposait les burettes sur la crédence. Le prêtre enfilait sa chasuble et son étole, dont la couleur variait selon les saisons d el’Avent, le blanc aux fêtes ;  le rouge ou le vert, l’enfant ne savait pas trop (…) Il y avait la séquence des burettes et du linge avec lequel le prêtre se purifiait les mains (…) Il y avait l’extase brève de la communion, contrariée par la tentation de croquer l’hostie au lieu de la laisser fondre sous la langue (…) Il y avait, à termes irréguliers, ce vertige de fraîche innocence au sortir du confessionnal de bois (…) Il y avait le Tantum ergo des premiers vendredis du mois (…) Il y avait le Veni creator de la Pentecôte. » (Denis Tillinac, Le Dieu de nos pères, pp.1-11, Bayard, 2OO4)

[8] Lire à ce sujet l’article du P.Philippe Verdin dans le numéro 94 de la revue «Esprit et Vie», pp.14-15 : « Simenon, témoin de l’homme perdu ».

[9] Maurice Clavel, Dieu est Dieu, nom de Dieu, p. 19-22, Grasset, 1976

[10] Jean Guitton, L’absurde et le mystère, pp. 77-1O3, Desclée de Brouwer, 1984

[11] Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’Univers, pp. 15-49,  Points Sagesses Seuil, 1993