TEMOIGNAGE  DU  P. IRENEE HAUSHERR, S.J.

professeur de spiritualité à l'Institut Pontifical Oriental

de l'Univeristé Pontificale Gregorienne à Rome

sur Ivan Merz

 

 

         Ivan Merz est un des deux ou trois hommes dont la mémoire m'est la plus chère et la plus bienfaisante. Je ne suis pas précisément crédule, ni porté outre mesure à l'admiration devant ce qu'on appelle de "saintes gens". J'ai de la perfection chrétienne une idée trop haute pour la trouver facilement réalisée: elle n'est ni la dévotion apparente, ni la mortification, ni l'austérité de la vie, ni même le dévouement, fût-il héroïque, au prochain. Elle est je crois toute d'une pièce, et consiste dans un transformation totale de toute la personnalité, ou si on aime mieux, une transposition en Dieu de toutes les sources de notre énergie. Cette transposition réalisée, par une grâce très spéciale, dans les âmes simples - c'est à dire encore toutes d'une pièce, au sens évangélique de ce mot de simplicité (oculus simplex - c'est à dire si l'on admet "meros ti skoteinon") ces âmes ne sont plus elles-mêmes: "elles se sont perdues", mais c'est pour se retrouver elles-mêmes: comme dans une sphère supérieure et divine, d'où elles contemplent le monde pour ainsi dire avec les yeux de Dieu. Leur sainteté dès lors ne se manifeste plus par des allures extraordinaires: elle est devenue, si on peut dire, naturelle, et peut donc échapper facilement aux regards superficiels d'un entourage non averti. De tels hommes vivent et évoluent dans le monde avec une aisance parfaite et il faut pénétrer dans leurs âmes pour constater  que leur "conversation" (le grec "politeuma" dit bien mieux la chose) est dans le ciel. Ils portent en effet leur ciel avec eux, vivant toujours non pas seulement en présence de Dieu, mais plongés en Dieu, noyés en Dieu mieux que l'éponge dans l'océan. Le premier effet de ce bienheureux état c'est cette indicible paix dont parle Jésus-Christ et après lui, pour l'avoir éprouvée, saint Paul. Et c'est par le rayonnement de cette paix divine que ces saints se trahissent à qui sait voir. Le second effet c'est la spontanéité du dévouement à toutes les misères humaines et cela pour ainsi dire sans résolution, par la conséquence de cette vision de toutes choses en Dieu dont j'ai parlé plus haut: Dieu est pour eux vraiment l'Amour et leur union à Dieu les fait participer à cet Amour infini pour toutes les créatures de l'Amour. Pour qui se trouve ainsi perdu en Dieu, rien d'humain ne saurait plus être indifférent parce qu'il épouse l'amour même de Dieu pour toutes choses et n'a de cesser que dans la réalisation totale de tout le plan de l'Eternel Amour.

         En peux de mots, le saint me parait être celui qui trouve en Dieu, dès ce monde, un tel bonheur que libre de toutes les recherches de consolations personnelles, il ne songe plus qu'à exploiter sa vie au service des enfants de Dieu.

         Je dis tout cela bien mal, et ce n'était sans doute pas nécessaire, mais j'ai eu besoin de faire ces considérations abstraites, parce que M. Ivan Merz m'a donné plus que personne peut-être l'impression de les avoir réalisées.

        

         Je l'ai rencontré une première fois en 1920 en Bosnie. Ces courts instants ne m'ont laissé que le souvenir de ma vénération naissante et du désir que j'eus dès lors de le retrouver sur le chemin de la vie: une impression, en somme, que je n'eus pas le temps de préciser ni d'analyser.

         Mais le bon Dieu a voulu que je le revoie de beaucoup plus près deux ans plus tard à Paris. C'est alors que sa "simplicité" me permit de pénétrer plus intimement dans son âme. Je sentis dès lors cette paix profonde, qui ne trompe pas, ce bonheur intense et paisible qui est la marque de Dieu, dans des âmes qui par ailleurs mènent une vie dure. Il m'aurait ri au nez, gentiment, si j'avais employé à son sujet le grand mot de mortification: il ne se mortifiait pas, il se contentait de coucher sur une planche "parce que depuis qu'il le faisait il se portait mieux". Son lit d'ailleurs était fait aussi bien qu'un autre: la planche, qu'il me montra en souriant, se cachait sous un drap, comme chez d'autre le matelas. Son travail intense ne l'empêchait pas de dire le bréviaire, sans compter les oraisons dont parle le souvenir mortuaire. Il avait surtout pour but en tout de s'unir à la vie de l'Eglise. C'est par amour de l'Eglise aussi que sa curiosité était ouverte sur tout, sur les initiatives chrétiennes de France et d'ailleurs, sur la littérature de tous pays. C'était un étonnement toujours nouveau de l'entendre parler avec la simplicité - toujours cette simplicité! - d'un homme inconscient de sa valeur, des sujets les plus divers, cherchant partout à s'instruire et ne se doutant pas que souvent il en savait plus long que son interlocuteur. Je me souviens d'une excursion à laquelle il m'invita un jour avec une bande de ces jeunes compatriotes: il était légèrement plus âgé que la plupart de ces compagnons, mais ce n'est pas à ce petit excédent d'âge qu'il était redevable de son ascendant que j'eus alors le loisir de constater. Ils n'étaient pas tous commodes, ces jeunes croates et bosniaques, et pour un peu nous eussions eu des démêlés avec les gardiens du parc de Fontainebleau: mais Ivan les modérait et les tenait en laisse sans en avoir l'air, et je crois, sans s'en douter, sans rien diminuer non plus de leur joie. Il avait l'étoffe d'un chef, parce qu'il était humble dans sa supériorité, et surtout, je le sentis dès lors, parce qu'il vivait en Dieu. D'autres se croient fait pour commander et ils se guindent: leur attitude sue l'effort et leurs nerfs parfois les trahissent. Ivan Merz, c'était la Paix; c'était, si je puis dire, le naturel dans le surnaturel; son autorité rayonnait d'elle-même. Qu'on le comprit ou non, on subissait en sa présence comme un sentiment d'une présence plus spéciale de Dieu.

         Je perdis de nouveau du vie le Dr. I. Merz après son retour en Croatie. Mais un jour de l'année jubilaire 1925, comme je sortis après ma messe de l'église des saints Vincent et Anastase près de la fontaine de Trévi, à une heure où les rues sont encore presque désertes, je crus rêver en apercevant au bas des marches de pierre un passant qui ressemblait à notre Ivan. Tout en marchant, il regardait la belle fontaine. J'allais déjà continuer mon chemin, en souriant de ma force d'imagination, quand le passant tourna les yeux et sans hésiter, lui, vint droit sur moi. Ce fut une des belles journées de ma première année romaine. Je plantai là mes bouquins et allai me promener avec celui dont l'âme me charmait bien plus que le byzantinisme ou la mystique d'autrefois. Je ne fus pas déçu. Son âme candide s'ouvrait à mes yeux comme celle d'un enfant et au spectacle de ce monde intérieur je retrouvai moi-même quelque chose de la joie des enfants, quand leurs yeux s'ouvrent sur la beauté, pour eux toute neuve, du monde extérieur. Nous cheminons ainsi bien deux heures, sans savoir, ni l'un ni l'autre, la topographie de la Ville Sainte. En passant nous entrons dans plusieurs librairies: je me souviens encore qu'il acheta un volume de Dante, un autre de je ne sais plus quel auteur anglais, et une Somme de Saint Thomas qui coûta 75 lires, sans parler de plusieurs autres imprimés. Mais ce que surtout je n'oublie pas c'est la conversation. C'est à elle que je pensais en écrivant le petit paragraphe de plus haut sur la sainteté. La Paix de cet homme à la vie pourtant si riche en tout sens, m'eût paru une énigme s'il ne me l'avait lui-même expliquée. Le mot de l'énigme c'est: une extraordinaire foi en la Providence. En l'entendant m'exposer là-dessus moins ses idées que ses habitudes, je songeai à un autre saint homme, encien professeur de théologie qui m'avait un an auparavant parlé du même sujet avec ce même ton pacifiant, mais avec plus de "scolastique", pour me montrer que cette foi est la quintessence de la sainteté. Ivan Merz ne faisait pas d'arguments en forme bien qu'il en fût capable: il en appelait plutôt à son expérience, sans se douter que de la sorte, au lieu de me donner seulement ses idées sur la perfection chrétienne il m'en montrait un admirable spécimen en lui-même. Mais nous marchions toujours, sans savoir où, et à dix heures il avait un rendez-vous avec le P. S. Sakaè. A plusieurs reprises je lui fi remarquer que l'heure avançait, et que s'il ne voulait pas manquer son entrevue il serait temps de prendre des informations sur la route à suivre. Ne vous inquiétez pas, se contentait-il de répondre, je suis sûr que j'y serai à dix heures. Je trouvai cette confiance en la Providence un peu forte, et je me promettais bien de le "faire marcher" quand au coup de dix heures nous nous serions trouvés penauds dans quelques via X, loin de l'Institut Biblique où le P. S. Sakaè en question attendait en vain son ami I. Merz. A la boutique d'un horloger je remarquai qu'il était dix heures moins dix (je n'avais pas de montre sur moi). N'ayez pas peur, me dit Ivan Merz, mon ange gardien me guidera. En attendant, ajouta-t-il, permettez-moi d'entrer dans cette laiterie prendre un verre de yoghourt, car je n'ai pas déjeuné. Il ne se mortifiait pas, pas plus qu'à Paris quand il couchait sur la planche. Il me fit d'ailleurs grand éloge de ce yoghourt, qui avait contribué à maintenir la verte vieillesse de M. Pašiæ. Tout cela pour bien me prouver que c'était par soin de sa santé qu'il avait fait deux heures et plus de marche à jeun. Deux minutes suffirent pour ce déjeûner tardif. Nous reprenons notre chemin. La conversation me fit oublier la préoccupation de rendez-vous; je marchais tout absorbé dans nos pensées communes, quand tout à coup quelqu'un que je ne connaissais pas nous aborde: c'était le P. S. Sakaè; je me réveillai de mon absorption. Nous étions à la porte de l'Institut Biblique et en souriant I. Merz tira sa montre et me dit: voyez. Il était exactement dix heures.

 

         Menus faits que tout cela, mais dont est faite la vie. On aurait des renseignements bien plus intéressants en s'adressant à ceux qui ont connu le dr Merz à Paris plus longtemps et plus habituellement que moi. Par exemple Msgr Beaupin que j'ai vu à Genève en octobre 1928, m'en a parlé avec une admiration profonde.[1] Les Croates ne doivent pas laisser périr le mémoire de Ivan Merz. Un homme de cette intelligence et de cette vaste culture, vivant dans le monde une vie toute en Dieu, une vie d'enfant selon la parole évangélique et par cette simplicité même et cette abandon paisible à la bonté du Dieu le Seul Bon décuplant ses énergies pour le bien - c'est là un spectacle trop beau et trop bienfaisant pour qu'on ait le droit de le cacher ni en Croatie ni en dehors de Croatie.

         J'ajouterai un mot: en arrivant à Enghien en mai 1928 je demandais à son compatriote M. Mašiæ des nouvelles de dr I. Merz. "Il est mort", me dit-il sans savoir quel mal il me faisait. Mais en réfléchissant, et bien que la Providence n'ait pas besoin que nous la comprenions, je crus comprendre la Providence: Ivan Merz était mûr pour le ciel, il a dû y entrer de plain pied ou plutôt entre sa vie et ce qu'on appelle sa mort il n'a dû y avoir que la différence du voile baissé et du voile levé. Il vivait au ciel dès ici-bas; pourquoi le Bon Dieu aurait-il retardé l'heure de lui apparaître sans voiles? Vu du coté de Dieu la mort de M. Ivan Merz se comprend très bien et auprès de ce point de vue divin, tout point de vue humain est non-avenu. Que ses compatriotes remercient Dieu de leur avoir donné un modèle, un vrai chrétien et un patron.

 

                                                                  P. Irenée Hausherr S.J.

                                                                  professeur de spiritualité

                                                        à l'Institut Pontifical Oriental de Rome

 

         Ce texte rédigé par le R. P. Irenée Hausherr S.J. déjà en janvier 1929 est ici reproduit et signé de nouveau par lui l’ 11 avril 1972 à l'Institut Pontifical Oriental de Rome en présence des deux témoins soussignés, comme le document pour le procès de béatification et canonisation de Ivan Merz.

 

         Les témoins:                  

        

P. Stjepan Sakaè S.J.                                                               P. Božidar Nagy S.J.  

 

 


 


    [1] Cf. sopra, Cap. IX, D, 2.